Au Bar des Syndromes – Quatrième scène

—…

—…mais dans le même temps, ou disons immédiatement après, je me dis que ce n’est pas moi qui pense cela mais celui que j’observe. Vous voyez l’abîme ? Je pense qu’il pense que je pense qu’il pense… Et puis, je retombe dans le scepticisme précédent, et ainsi de suite… C’est très inconfortable, vous savez !

Effectivement, ça doit être pénible. Je suis vraiment désolé pour vous, sincèrement, et je vous présente mes excuses.

—Pourquoi ? Vous n’y êtes pour rien !

—Ne croyez pas cela. Non, on ne m’avait rien dit, j’ignorais tout ça.  Je suis vraiment navré. Mais je vais tout arranger. C’est l’affaire d’un instant. Laissez-moi passer quelques coups de fil…

SCENE IV 

—Mais qu’est-ce que vous racontez, nom de Dieu ? Des coups de fil ! À qui ? Où ?

—Mais, à mon bureau, là-haut, bien sûr !

—Votre bureau ? Là-haut ? Qu’est-ce que vous voulez dire, là-haut ?

Eh bien chez moi, enfin ! Là-haut ! Ah ! Vous ne saviez pas ? Bon, il va bien falloir que je vous explique. Alors voilà : au début, j’ai craint que vous ne soyez atteint de solipsisme, mais j’avais tort. C’est très étonnant, mais j’avais tort. À présent, j’ai tous les éléments pour diagnostiquer un véritable syndrome de dépersonnalisation. Mon vieux, vous souffrez de dépersonnalisation. C’est une déplorable erreur de mes services dont je suis confus et, encore une fois, je vous présente toutes mes excuses. Ah ! Heureusement que je vous ai rencontré tout à l’heure. Tout va s’arranger, vous aller voir. Ne bougez pas, je reviens avec le nécessaire.

— Quoi, le nécessaire ? Quel nécessaire ?

Ce sera pratiquement sans douleur, rassurez-vous

—Comment ça, pratiquement sans douleur ? Comment ça, pratiquement sans douleur ? Eh, ne partez pas !

Je reviens, je reviens ! ! En attendant, barman, servez-nous donc encore deux autres Macallan. Et avec des cacahouètes, s’il vous plait !

Tandis que l’homme au châle disparait vers les toilettes du bar, le barman fait le tour du comptoir et apporte sur un plateau les deux verres de whisky et l’assiette de graines d’arachide. En essuyant la table, il s’adresse à l’homme au blouson :

Curieux, le bonhomme, hein ?

—Il est cinglé, vous voulez dire !

Dans mon métier, nous n’aimons pas beaucoup ce mot. Nous préférons dire qu’il souffre d’un trouble mental, ou qu’il présente un syndrome délirant.

—Syndrome délirant ? Trouble mental ? Depuis quand parle-t-on comme ça chez les bistrots ?

 Cher Monsieur, sachez que je ne suis ici que pour me détendre. Être barman, c’est un simple hobby pour moi, une sorte de Violon d’Ingres. En fait je suis neuropsychiatre, professeur à la Faculté de Médecine de Montreux, en Suisse, un pays où on ne plaisante pas avec grand-chose, et certainement pas avec l’hygiène mentale.

Toutes mes excuses, Docteur. 

—Professeur… Je vous en prie, vous ne pouviez pas savoir. Pour ce qui est de notre ami, il souffre d’un avatar de la maladie de Cotard, répertorié sous le nom de syndrome Jupitérien.

—C’est-à-dire ?

—C’est une forme très particulière d’hubris : il pense qu’il est le créateur des êtres humains.

Il se prend pour Dieu, donc ?

—Non, ça c’est la maladie dite « de Trump ». Dieu a créé toute choses, hommes, bêtes, plantes, montagnes et tutti quanti,  tandis que, plus modestement, notre ami pense n’avoir créé que les humains.

—C’est déjà pas mal !

—Je ne vous le fait pas dire. Mais il doit quand même manquer un peu de confiance en lui ou en ses créatures car, chaque après-midi, je le vois amener ici des inconnus qu’il rencontre dans la rue et à qui il demande ce qu’ils pensent de la vie qu’il leur a donné : est-ce qu’ils sont contents, heureux, bien dans leur peau, et cetera. Quand les réponses sont positives, il repart en sifflotant, non sans laisser un pourboire royal. Quand il tombe sur quelqu’un comme vous, perturbé…

—Vous trouvez que je suis perturbé, Professeur ?

—Ah, oui ! Quand même !… Bon, quand il tombe sur quelqu’un de perturbé, il prend ça comme un échec personnel, ça le déprime et, sous prétexte d’arranger les choses, il se retire dans les toilettes pour ne plus en sortir jusqu’à la fermeture de l’établissement. 

Mais je croyais qu’il était parti  chercher le nécessaire pour…

 —Écoutez, cher Monsieur, l’homme est peut-être cinglé, comme vous dites, mais il n’est pas idiot. Il sait parfaitement qu’il ne peut rien à votre état.

—Ah, oui, bien sûr !

—Par contre, moi… 

Quoi, vous ?

—Eh bien, moi, avec une petite piqure de ma composition suivie d’un petit électrochoc, je pourrais… Écoutez, vous m’êtes très sympathique : si vous voulez, je peux vous prendre tout de suite. Vous passez dans mon cabinet — c’est très pratique, c’est à la cave, juste en dessous du bar, et la salle d’opération est juste à côté — et vous ressortez dans moins d’une heure, parfaitement rétabli, sain de corps et d’esprit. Qu’est-ce que vous en dites ? D’accord ? Je descends préparer les instruments. Ne bougez pas, je reviens vous chercher dans cinq minutes.

Le barman appuie sur un bouton pour faire surgir du plancher le monte-charge qu’il emprunte pour descendre à la cave. Tandis que, tel le Comte Dracula, il disparait dans le sol, le vieillard au bar se retourne sur son tabouret et, avec la voix du Père Fouras de Fort Boyard, il s’adresse à l’homme au blouson en jean :

—Méfiez-vous, jeune homme.  Vous ne voyez pas que c’est un complot ? Ils sont de mèche, tous les deux. Fuyez tant que vous le pouvez ! Ne faites pas comme moi, ou vous subirez mon sort. Foutez le camp ! Foutez le camp , je vous dis ! Tout de suite !

—Mais qu’est-ce qu’ils vous ont donc fait ?

—Regardez-moi et pensez qu’avant d’entrer dans ce bar pour la première fois il y a dix-sept ans, j’étais Rita Hayworth !

L’homme au blouson en jean s’enfuit en renversant les verres tandis que le vieillard reprend sa position première, les avant-bras sur le bar, les mains fermées autour de son verre presque vide. Le barman qui remontait de la cave a tout entendu. S’adressant au vieillard :

—Rita Hayworth ! Rita Hayworth ! Et pourquoi pas Marylin Monroe pendant que tu y es ? Il y a des moments, Germaine, où tu dis vraiment n’importe quoi !

Rideau

Bientôt publié

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Une réflexion sur « Au Bar des Syndromes – Quatrième scène »

  1. Eh oui ! D’où l’on peut induire cette chose étonnante :
    Tout ce qui vit s’est adapté à son biotope. L’éléphant, par hypertrophie de sa trompe, le chien par hypertrophie de son odorat, l’homme par hypertrophie de son cerveau.
    Le cerveau humain est un appareil qui induit une forme d’intelligence adaptative qui fonctionne sur la capacité à produire, et SURTOUT AUTO-PRODUIRE, des états émotionnels ( que l’on dit aussi « états mentaux » : par exemple il peut pleurer en s’auto-plaçant en état émotionnel de tristesse, ou se mettre en colère à la seule idée d’une contrariété. Il peut aussi créer à la seule idée de quelque chose qui n’existe pas encore, mais qui pourrait exister, produire du beau en état émotionnel esthétique, etc, etc…Il induit même des pensées logiques – ce qui est son occupation favorite et adaptative – parce que la logique est une esthétique.
    Mais que son système nerveux vienne à dérailler, à dysfonctionner, et il se trouve en état d’aliénation à une idée fixe, c’est à dire à une polarisation émotionnelle.
    Et voilà comment le « bar des syndromes » si bien nommé peut voir le jour : c’est à dire comment un individu au cerveau sain peut s’auto-projeter dans le celui de personnages au cerveau percuté. Les chercheurs appellent cela « Théorie de l’esprit » – ils pourraient trouver plus précis – et qui consiste à deviner ce qu’autrui peut avoir à l’esprit. Autrement dit dans quel état mental il se trouve.
    Sacrée humanité, qui est parvenue à pulluler par hypertrophie de ses états mentaux.

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