Au Bar des Syndromes – Deuxième scène


— …

— Bien sûr ! Comment mon cerveau à lui tout seul pourrait-il imaginer tout ça : une telle complexité de causes et de conséquences, une telle imbrication de hasards et de volontés, vous vous rendez compte ? Ce ne serait pas possible !

— Je vous répondrais bien que c’est pourtant ce que fait le romancier, mais ce n’est pas le sujet. Donc, vous n’êtes pas solipsiste, vous ne mettez pas en doute la réalité de la vie.

— Non, pas de la vie. Mais de ma vie.

SCENE II

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Vous pensez que votre vie n’existe pas ?

— Pas exactement. Elle existe, mais je ne suis pas sûr de la vivre.

— Dites-moi, vous êtes compliqué, vous ! Résumons : ce que vous dites c’est que votre vie existe, mais que vous ne la vivez pas. C’est idiot, non ?

— Dit comme ça, oui, c’est idiot, mais ce que je ressens…Ah ! C’est difficile à exprimer… Disons que ma vie existe peut-être, mais que ce n’est pas moi qui la vis.

— Alors qui ?

— Quelqu’un. Quelqu’un que j’observe.

— Et ce quelqu’un, ce n’est pas vous ?

— Pas vraiment. Il est comme moi, mais ce n’est pas vraiment moi. Il pense comme moi, il a le même genre de réactions que moi, il agit comme je le ferais sans doute si c’était moi. Mais, la plupart du temps, ce qui lui arrive m’est indifférent. Lui, c’est lui et moi, c’est moi, comme disait l’autre.

— Donc lui, c’est lui. C’est lui qui vit, lui qui agit, d’accord. Mais vous, qui êtes-vous ?

— Moi ? Rien. Un observateur tout au plus, une entité sans existence matérielle.

— Ça doit faire drôle !

— Non. Ce n’est ni drôle ni triste. Ce n’est rien. C’est comme ça.

— Ne me dites pas que ce n’est pas frustrant, tout de même.

— Absolument pas ! C’est plutôt confortable… et rassurant, même.

— Rassurant ?

— Eh bien, puisque je ne suis qu’un observateur, je ne subis pas les conséquences de mes actes. Je ne connais ni les bonheurs ni les malheurs, ni les joies ni les angoisses. Je suis impavide.

— Mais ce n’est pas une vie, ça !

— Je ne vous le fais pas dire ! Ce n’est pas une vie. En fait je n’ai pas de vie, je ne suis pas.

— Allons bon ! Vous n’êtes pas, vous ne croyez pas à votre propre réalité ? Ce n’est pas sérieux ?

— Sérieux, je ne sais pas. Mais je pense que c’est sincère.

— Vous pensez ? Alors, et Descartes ? Qu’est-ce que vous faites de Descartes ? Je pense, donc je suis. Vous pensez, donc, vous êtes ! C’est tout ! Il n’y a pas à chercher plus loin !

— Si ça peut vous faire plaisir, disons que je pense, donc que je suis. Mais je suis quoi ? C’est ça la question : que suis-je ?

— Eh bien, un homme, un père de famille, un conducteur d’autobus, un général de brigade, est-ce que je sais, moi ? Quelqu’un…

— Non, rien de tout ça. D’ailleurs, ma question n’est pas « qui suis-je ? » mais « que suis-je ? »

— Alors, disons peut-être un jaloux, un avare, un héros, un maniaque, un entrepreneur, un croyant…

— Non, ça c’est la réponse à « comment suis-je ? », autrement dit « comment est-ce que je réagis devant les évènements ? En héros ? En avare ? ». Moi, je me demande ce que je suis, ce que je fais, quel est mon rôle dans cette vie.

— Votre rôle ? Mais, c’est d’exister, tout simplement.

— Eh bien, justement. Je vous l’ai dit : je n’ai pas l’impression d’exister, juste de regarder, et qui plus est, de me regarder. Oh, pas tout le temps, bien sûr, mais souvent quand même. Dans ces moments-là, c’est comme si je sortais de moi, comme si je m’élevais pour m’observer de haut, comme à partir d’un drone, si vous voyez ce que je veux dire.

— La « sortie hors du corps »… Je sais des choses là-dessus. C’est un phénomène assez rare mais connu. Ça  se produit dans des situations traumatiques, des accidents par exemple. Ça peut arriver aussi en cas de coma. Il parait qu’on se voit de haut, comme si on planait au-dessus de son corps. Je ne me rappelle plus s’il s’agit d’une perception réelle, télépathique peut-être, ou d’un rêve de perception. Difficile à dire de toute façon.

— J’ai lu des trucs comme ça sur le sujet. Vous pensez bien que j’ai essayé de me renseigner. A la fin du compte, je ne crois pas que ça me concerne, parce que la plus grande partie de ma vie, je l’ai vécue sans stress particulier. Si j’ai eu quelques angoisses, elles n’ont été que passagères et je n’ai jamais connu d’accident grave. Et pourtant, une bonne partie de ma vie, je l’ai traversée en spectateur, en regardant ce qui m’arrivait comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre, presque avec indifférence. J’en arrivais même parfois à me demander si j’éprouvais des sentiments.

— Ne me dites pas que vous n’avez jamais ri, jamais pleuré ou jamais joui dans votre vie, je ne vous croirais pas.

— Non bien sûr, mais je me demande parfois si je ne faisais pas semblant.

— Étonnant ! Et pourtant, vous êtes conscient que vous inter-réagissez avec les autres, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Eh bien, vos actions ou votre inaction, vos gestes, vos paroles, et même votre simple présence dans l’espace influencent les autres …

— Oh, bien modestement…

— Non, je suis sérieux.

— Mais, moi aussi, vous savez.

— Modeste ou pas, levier ou grain de sable, vous avez une influence sur les autres.

— Et alors ?

— Eh bien, si vous n’existiez pas, ou si vous ne les rencontriez pas, les existences des autres seraient différentes. Vous vous souvenez de la fin de La Vie est belle de Frank Capra ?

Pas lu ! 

—Non, c’est un film. Bon, ça ne fait rien, oubliez Capra. Toujours est-il que vous ne pouvez pas ne pas avoir d’influence sur la vie des autres. Et si vous avez une influence sur les autres, même minime, c’est que vous existez ! C.Q.F.D.!

— Vous croyez ? Eh bien, réfléchissez à cela : ce que vous venez de dire est vrai, mais pour celui que j’observe, pas pour moi. Lui agit, lui existe, lui rencontre des gens, il aime, il déteste, il a une influence sur la vie des autres. Pas moi. Que je sois là ou pas ne change rien à rien. Je ne sers à rien. Je ne suis rien, rien d’autre qu’un voyeur.

C’est triste !

—Pas tant que ça, vous savez. Je vis tranquille, sans souci, sans angoisse. Rien ne peut m’arriver. Mieux encore : comme je n’ai pas d’existence propre matérielle, ma vie ne peut avoir de fin. Par exemple, je ne crains pas la mort parce que je ne l’attends pas.

— Pourtant, celui que vous observez, il mourra un jour.

— C’est très vraisemblable.

— Que deviendrez-vous alors ? Vous mourrez en même temps ?

— Je viens de vous le dire : je n’ai pas d’existence matérielle. Je suis une sorte de concept, d’idée. Je ne peux pas mourir.

— Pourtant, là, si je vous enfonce ce couteau dans le cœur, là, tout de suite, vous allez mourir, non ?

— Ce n’est pas moi qui mourrai, c’est l’autre, celui que j’observe. Je vous l’ai dit : moi, je ne peux pas mourir.

— Mourir peut-être pas, mais disparaitre, comme ça, poufff !, comme une idée, comme une pensée ?

Fin de la deuxième scène
Entracte
La suite, après demain

mais en attendant :

De Santiago du Chili :
La pharmacie Rodriguez de Santiago de Cuba fait savoir à toute fin utile qu’elle n’a rien à voir avec la pharmacie Rodriguez y Rodriguez de Santiago du Chili et qu’en conséquence elle n’a aucune intention de tenir la garde dimanche prochain, que ce soit à Santiago du Chili ou de Cuba. ¡ Que se diga !

Bientôt publié

1 Oct,  La vie secrète des bananes (1/3)
2 Oct, Au Bar des Syndromes – Troisième scène
3 Oct, La vie secrète des bananes (2/3)
4 Oct,  Au Bar des Syndromes – Quatrième scène

2 réflexions sur « Au Bar des Syndromes – Deuxième scène »

  1. C’est en gros ce que disent les neuro-sciences : « Je n’agis pas ma vie, Je suis agi ». Par qui ? Par quoi ? Comment ?
    Par mes gènes, par les circonstances de ma venue au monde (mon épigénétique), par mon éducation, par les événements… bref par tout un tas de choses qui ne dépendent pas de moi. Indépendantes de ma volonté. Et qui ce qui relève de ma volonté apparente, de mon « libre arbitre » supposé, est le fruit de ces circonstances hasardeuses.
    Dès lors, je suis en droit – sinon en mesure – d’observer l’agir de celui qui me représente et représente toutes les caractéristiques citées ci-dessus.
    On ne me fera pas croire que mon libre-arbitre, que je revendique pourtant comme l’acmé de mon indépendance et de ma liberté, soit dégagé, ou insensible à ces facteurs, et affranchi des modes et circonstances de mon apparition au monde.

    Ne parlons même pas du mode de fonctionnement de mon cerveau et des sécrétions hormonales de mon organisme tout entier…!

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