Vue du pont

Couleur Café n°30

Vue du pont
Café Beaurepaire
1 rue de la Bûcherie
13 mai 2019

Ça fait déjà presque un mois que la nef de Notre-Dame a brûlé et je ne suis toujours pas allé voir le désastre. La peur du choc peut-être. Mais en tant que vieux parisien et voisin, il va bien falloir que je lui rende visite. Je lui dois bien ça. J’y vais.

Pour éviter la trompeuse vue de face des tours apparemment intactes, j’opère un large mouvement tournant par la place de l’Hôtel de Ville, puis par le pont Louis Philippe et le pont Saint-Louis. Je passe rapidement le long des grilles du square Jean XXIII dont les arbres ne permettent pas de voir la catastrophe dans toute son ampleur. Le pont de l’Archevêché offre une vue bien dégagée sur le flanc de la cathédrale. La première impression, c’est qu’elle est toujours là, et dans un premier temps, la disparition de la flèche se remarque à peine. Mais tout de suite après, c’est l’absence de toiture qui saisit, et puis les échafaudages tordus et calcinés, et puis les pierres noircies, et puis les flèches des grues. On a beau l’avoir vue à la télévision, Notre-Dame, à tous les instants de l’incendie, sous toutes les coutures, brûlant des flammes de l’enfer, fumant sous les lances des pompiers, refroidissant sous le regard des drones, la voir ainsi, en vrai, grandeur nature, sans couverture, ça en fiche un coup, on a l’impression de la voir frissonner sous le vent mauvais de ce fichu mois de mai.

Le pont de l’Archevêché n’a jamais porté autant de monde. En colère — mais contre qui, grands dieux ? — je m’insinue entre les touristes, m’excusant à peine de faire irruption dans leur photo-souvenir. « Laissez-moi passer, nom de Dieu, je suis de la famille ! » Tout là-haut, embarqués dans des nacelles qui oscillent doucement au bout de bras télescopiques vertigineux, des petits Playmobils casqués de blanc et vêtus de jaune auscultent une rosace noircie, tandis que leurs clones parcourent les échafaudages, sans doute à la recherche d’un saint martyrisé ou d’une gargouille roussie. Cette activité semble fasciner les visiteurs, qui restent figés, là, à observer les petits acrobates sur fond de musique rock hurlée par les 100 watts de l’ampli portatif d’une guitare électrique venue de Göteborg en auto-stop.

J’en ai assez vu. Je reviendrai un autre jour, par un matin ensoleillé de préférence. La contemplation du sinistre, le contact de la foule, l’agression de la musique rock, tout cela m’a fatigué. Je profite du sillage d’une voiture de police pour fendre la foule et me réfugier sur le quai de Montebello. Pour retrouver un vieux Paris familier et rassurant, je m’enfonce dans la rue Maitre Albert. Il est grand temps de trouver une terrasse pour m’y installer, commander une pression et jeter sur le clavier mes premières impressions de cette vision de lendemain de catastrophe. Comme je connais bien le quartier, je sais que, par le caprice de l’alignement de quelques vieux immeubles, le carrefour de la rue Fréderic Sauton et de la rue de la Bûcherie forme une sorte de petite place. Elle est assez éloignée de la circulation du quai pour que le calme y règne, mais assez proche de la Seine pour qu’on puisse encore apercevoir, s’il n’avait disparu, le toit de Notre-Dame. Je sais aussi que sur cette place sans nom, quelques beaux arbres abritent la terrasse d’un café nommé Beaurepaire. A peine assis, à peine la Meteor commandée, je réalise que, pour une fois, je n’ai aucun moyen — ni MacBook, ni iPad, pas même un simple crayon — pour fixer quelques phrases sur ce que je viens de voir. Alors que faire ? Ah si ! De la poche de ma veste, j’extrait un petit livre, entamé, maltraité, annoté, Les Insurgés. Je l’ouvre à la page d’où tombe un vieux ticket de caisse, le replie nonchalamment sur lui-même, le maintient de la main gauche, tandis que de la main droite, je tâtonne à la recherche de mon demi.

Et pour un public de trois américains, deux russes et d’une famille d’Utrecht, je joue mon rôle de vieil homme, calme, serein et encore propre, lisant Tolstoï.

Ah ! Paris !

 

2 réflexions sur « Vue du pont »

  1. Actuellement l’hôte de l’Oncle Sam, nombre de personnes que je rencontre engagent spontanément la conversation sur Notre Dame, condoléances à l’appui. Ils sont visiblement touchés et c’est touchant! Et pourtant, il y a peu, pour ces mêmes personnes Notre Dame n’était avant tout connue que pour être une célèbre université catholique, dans l’Indiana, donc pas en Nouvelle Angleterre ni en Californie, parmi les premières de l’Ivy League, et pour son équipe de football (américain). Ah la France! « Always so special in the hearts of Americans », ses fromages, son vin, ses cathédrales qui brûlent…

  2. On se met bien volontiers à la place du vieux parisien. Notre Dame brûlée, Notre Dame martyrisée, mais bientôt, Notre Dame restaurée.
    On ne sait à quel saint se vouer : le droit ou le gauche. Soupir.

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