Qui était donc ce type ? (Couleur Café n°29)

LE JOURNAL DES COUTHEILLAS – NUMERO 2082

Couleur Café n°29

Qui était donc ce type ?

Café Hugo
22 Place des Vosges

C’est un quartier où je ne viens presque jamais, un café où je n’étais jamais venu. Voyons voir.
Les vieilles tables en bois sont marquées de coups et de brulures d’autrefois et les larges banquettes en moleskine marron sont craquelées comme je les aime. La serveuse, aimable, est en bon état. Installé contre le mur du fond, je tourne le dos à un grand miroir encadré de mosaïques aux motifs géométriques rouges, jaunes et argent. Devant moi, au premier plan, deux tables vides, puis la terrasse, puis, au-delà de la chaussée, les grilles du jardin et enfin les arbres de la place des Vosges, encore dénudés. Le mur qui sépare la salle de la terrasse est percé des mêmes arcades que celui qui sépare la terrasse de la chaussée. Les deux sont faits des mêmes pierres jaunes griffées, jointées à sec. Un passage par Wikipédia m’apprend que le Café Hugo occupe le rez-de-chaussée de l’Hôtel Laffemas (XVIIème siècle) et que la maison qui fut celle du grand Victor est à deux pas.
J’ai rendez-vous tout près d’ici dans un peu plus d’une heure. J’ai le temps de prendre un autre café et d’observer.

A ma gauche, près de l’arcade, un couple est installé. L’homme me fait face. Posées à plat sur la table, ses deux mains recouvrent la main droite de la femme. Lui est très beau, très chic, cheveux grisonnants et barbe de trois jours, pas encore la quarantaine. Des bagages, sac à dos élégant et besace de marque, sont posés sur une chaise à côté de lui. Il parle sans arrêt, doucement, tendrement, en anglais. Pourtant, son allure et le léger accent que je crois déceler me le font penser italien. La langue est bien anglaise, mais le rythme des mots, la chaleur de la voix, le mouvement des mains, tout cela est italien.

La femme, plus jeune, moins de trente ans, doit être belle également, mais je ne la vois que de trois quarts.  Son buste est penché sur la gauche, son épaule s’appuie contre le miroir mural, son coude est posé sur la table et sa main soutient sa joue. Ses longs cheveux bruns se répandent en un joli désordre sur son ample chemise blanche. Parfaitement détendue, elle écoute et toute son attitude exprime le calme, la confiance, le bien-être. Elle parle peu et, de toute façon, je n’entends pas ce qu’elle dit. Parfois elle rit. Elle se retourne vers moi, affectant de chercher quelque chose du regard. Son compagnon a dû remarquer que je les observais. C’est vrai qu’elle est jolie. Ses cheveux noirs, son teint pâle, ses yeux sombres, son rire, la petite croix d’or à son cou la disent italienne elle aussi. Alors pourquoi parlent-ils anglais ? Maintenant, il se penche au-dessus de la table, libérant la main droite de la jeune femme qu’elle avance pour lui caresser la nuque. De temps en temps, ils se sourient tendrement puis se taisent quelques instants. Je suis en train d’observer une scène qui restera importante dans la vie de ces deux-là, car une entente aussi tendre ne peut être quotidienne. Il s’est passé quelque chose, ou quelque chose va se passer. Ce ne peut être une scène d’adieu, bien sûr, leurs attitudes sont trop sereines, détendues, apaisées. Alors pourquoi les bagages de l’homme ? Il va partir, c’est cela ? Oui, c’est peut-être une scène de séparation. Je me dis que si c’est le cas, alors, elle sera brève, quelques jours tout au plus, rien de bien méchant.  D’habitude, c’est le moment où j’imagine, où j’échafaude des hypothèses, je construis des situations. Mais ils se lèvent, ils enfilent leurs manteaux, ils rient et sortent sur le trottoir. Trop tard. Je les regarde s’éloigner vers le jardin. Je ne saurai jamais rien d’autre de leur vie, de leurs vies, que cet instant si doux pour eux et si mystérieux pour moi.

En limite de terrasse, les silhouettes de deux jeunes femmes assises face à face se découpent maintenant en contre-jour sur les grilles de la place. Comme elle parlent un peu fort, sans que la distance me permette de comprendre ce qu’elles disent, je les imagine tout d’abord américaines. Blondes à cheveux longs toutes les deux, l’une ressemble étonnamment à l’un des personnages de la série Friends, Phoebe. Vous savez , la fille superbe et stupide qui joue de la guitare. L’autre ne ressemble à personne. Je saisis quelques exclamations : définitivement non-américaines. Peut-être suédoises. C’est une vieille habitude des hommes de ma génération que de penser que les grandes et jolies blondes bruyantes ne peuvent nous venir que des USA ou de la Suède. Mais avec l’effondrement du mur de Berlin, beaucoup de choses ont changé, dont la provenance des jolies filles. On ne peut plus se fier à rien. Ces deux-là sont probablement des touristes indépendantes, réfractaires aux groupes. Je leur souhaite silencieusement un bon séjour. Je ne vois rien d’autre à en dire.

Dans la salle, contre un pilier, un homme seul finit de déjeuner malgré l’heure précoce. Soixante ans, cheveux blancs, moustache blanche, teint rose. Tout chez lui est net. Il doit être un habitué, car tout à l’heure, gentiment, il a renvoyé le vin tout en plaisantant avec la serveuse. Un commerçant de la place, probablement. Pull-over rouge ajusté, col rond d’où dépasse une chemise Oxford blanche finement rayée de vert, pantalon de velours vert vif, chaussures Weston marron. Entre plat du jour et dessert du jour, il examine un magazine culturel. Je le vois tenir une galerie d’art dans le quartier. Il déjeune de bonne heure pendant que son associé garde la boutique. Il y aurait là sans doute matière à écrire, un sujet, mais le cliché est là. Un autre jour peut-être.

Deux jeunes hommes d’affaire viennent de quitter la terrasse. Pantalon serré gris foncé, veste cintrée noire sur doudoune Uniqlo noire, chemise grise ouverte, cheveux très courts, à peine plus longs que leur barbe de trois jours, iPhone X en main, on dirait des jumeaux. Demeurés cachés jusque-là par un pilier de l’arcade, je n’ai pas eu le temps de les observer, je ne sais pas qui ils sont. Rien à en tirer.

Mais moi, qui suis-je ? Qui suis-je pour ces gens-là ? Sans doute se demandent-ils qui est ce type qui semble observer les gens de derrière l’écran levé de son ordinateur ? Qui est ce vieux monsieur qui tape à trois doigts de temps en temps sur son clavier, et qui affecte ensuite de regarder le plafond puis d’admirer la salle pour mieux reprendre son examen des consommateurs ?

Surement, ils ont cherché, imaginé quelque chose de banal, de romantique, d’inattendu. Ce type, serait-ce un professeur émérite en train de préparer sa prochaine conférence ou un vieil amant écrivant à sa vieille maitresse ? Un détective en filature notant n’importe quoi pour donner le change ou un journaliste venu sentir le quartier ? Un écrivain, ou mieux encore, un poète en mal d’inspiration ? Un agent immobilier rédigeant une annonce pour la vente d’un appartement donnant sur la place ? Woody Allen incognito faisant un repérage ? Un vieux solitaire faisant semblant de taper pour faire croire qu’il a encore une activité passionnante, ou même seulement une vie ? Un avocat rédigeant une plaidoirie ? Un escroc écrivant ses mémoires ? Un touriste tenant son journal de voyage ? Une plume choisissant des éléments de langage ? Un corbeau faisant le brouillon de ses futures lettres anonymes ? Georges Clooney déguisé pour une immersion totale parisienne ? Un néophyte essayant de comprendre comment fonctionne son nouveau Mac ?

Mais se sont-ils seulement posé une seule question ? Pourquoi le feraient-ils ? Leur vie est bien assez compliquée comme ça.

M’ont-ils seulement vu ?

2 réflexions sur « Qui était donc ce type ? (Couleur Café n°29) »

  1. C’est un beau texte, écrit par « un homme de sa génération », avec un peu de regret peut-être:
    « Qu’as-tu fait, ô toi que voilà,
    Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà
    De ta jeunesse?

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