Juliette et le Jardinier

Elle, c’est Juliette. Elle est belle comme une rose du matin, comme une goutte d’eau de pluie, comme un frisson dans les feuilles de bouleau, comme un parfum de cerise. Elle chante comme un rouge-gorge, elle parle comme l’eau de la fontaine, elle bouge comme l’ombre d’un roseau. Je l’aime depuis toujours ; depuis que je l’ai vue pour la première fois sortir de Santa Anastasia auprès de sa mère, je l’aime ; depuis que je guette à sa fenêtre le plus léger mouvement de rideau, je l’aime davantage ; depuis que je suis entré au service son père et que je la vois chaque jour, je suis fou d’elle, j’explose d’amour, je meurs de désir. Mais, bientôt, j’oserai lui parler, moi, le jardinier, elle, la fille unique de la plus grande famille de la ville. Je lui dirai que je l’aime, que pour elle je gagnerai des fortunes, je régnerai sur un archipel et je l’en ferai reine. Elle sourira, elle comprendra et, un jour, elle m’aimera.

Elle m’aimera, moi, le presque rien du tout, le fils de personne, le vaurien, le voleur de bourses, l’écorcheur de chats. Elle m’aimera, moi, le presque bossu, le trop grand, le trop maigre, le trop laid, elle m’aimera. Je lui parlerai et elle m’aimera. Je lui parlerai demain à l’aurore. C’est pour lui parler demain à l’aurore que je me suis caché là, dans ce buisson. De là, je peux voir sa fenêtre. J’y resterai sans bouger, toute la nuit, éveillé, pendant qu’elle dormira et, quand au petit matin elle apparaitra, je lui parlerai, et elle m’aimera.

Mais il y a ce garçon de l’autre jour. Celui qui était à la sortie de la messe à Santa Anastasia. On aurait dit qu’il attendait Juliette. Quand elle est sortie, pendant un moment, j’ai bien cru qu’elle lui souriait, mais maintenant, je pense que c’est le soleil qui l’éblouissait. Mais, lui, le garçon, j’en suis sûr, il lui a souri. Lui, le bellâtre, le dandy, l’efféminé. Lui, Roméo, le fils cadet de l’autre grande famille de Vérone. Il lui a souri, lui qui a tout, la beauté, la famille, la fortune. Alors que moi, je n’ai rien.

Oui, mais moi, tout à l’heure, je lui parlerai, à Juliette. Quand elle paraitra à son balcon, je sortirai de mon fourré et je lui parlerai. Et elle m’écoutera, elle me comprendra et un jour, elle m’aimera.

Mais qui vient, là, dans la nuit ? Qui a sauté le mur du jardin ? Qui s’approche de la maison ? Qui siffle doucement ? Et voilà Juliette qui apparait ! Elle se penche au balcon, lève une lanterne vers la silhouette. C’est lui, c’est Roméo, le bellâtre, le dandy, l’efféminé. Et elle lui parle doucement et lui aussi, il lui parle doucement ; tellement doucement que je n’entends pas ce qu’ils se disent. Des petites étoiles d’argent se mettent à danser devant mes yeux ; d’un coup, je me sens tout faible et je tombe à genoux. Je ne peux plus quitter des yeux ce spectacle qui me renverse : par le lierre, il a grimpé jusqu’à son balcon ; maintenant, ils ne parlent plus, ils se regardent ; maintenant, ils s’embrassent ; et voilà qu’elle s’écarte de Roméo, qu’elle le prend par la main et qu’elle l’entraine à l’intérieur. La lumière de sa lanterne disparait et je ne vois plus rien que le rouge de mes paupières et je n’entends plus rien que les notes fausses de ce carillon qui est entré dans ma tête. Mes mains sont moites, mon front ruisselle, mes entrailles se nouent et se dénouent comme si un serpent s’était installé dans mon ventre. Ma colère monte à un point que je n’avais jamais connu. J’ai envie de détruire toutes les fleurs du jardin, j’ai envie d’écorcher cent chats à la suite, j’ai envie de mettre le feu à la maison. J’ai envie de tuer, de le tuer, de les tuer.

C’est cela, je vais les tuer, tous les deux. Je commencerai par lui, quand il redescendra du balcon par le lierre. Il ne me verra pas. Un coup de dague dans les reins et il tombera sur le sol. Je l’achèverai en le frappant à la gorge. Et puis, à mon tour, moi aussi je monterai par le lierre sur le balcon et avec ma dague, je frapperai Juliette, son ventre impur, sa poitrine impudique, son visage hypocrite.

C’est cela, je vais attendre ici et les tuer tous les deux. Le rossignol a fini de chanter. Ce sera bientôt au tour de l’alouette. Ce sera bientôt l’aurore. Il n’y a plus longtemps à attendre.

5 réflexions sur « Juliette et le Jardinier »

  1. La photo me fait penser aux styles de décors que signe Richard Peduzzi .
    Ceux que j’ai réalisé avec lui sont dans la même veine. Ainsi que l’éclairage.

  2. Tués par un anonyme Quasimodo de potager, nous eussions été privés de tragédies, opéras, symphonies, ballets, comédies musicales sans parler de mangas.
    Ouf, nous avons eu chaud ! Il s’en est fallu de peu.

  3. Effectivement. Inspiré aussi par « Ces gens-là » du grand Jacques.

  4. Fichtre! Une histoire à mettre en chanson par le Grand Jacques.

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