L’histoire de Noël – 1/5

Chapitre 1

Cette année-là, alors que la température restait étrangement douce, la pluie avait commencé à tomber la veille de la Toussaint et, depuis ce jour, il n’avait pas cessé de pleuvoir. Les chemins s’étaient transformés en bourbiers, les ruisseaux en torrents et les torrents en rivière. On disait que si ça continuait comme ça, demain, la route qui menait de St-Géraud à La Claux serait coupée.

Noël marchait sous la pluie depuis bientôt deux heures. Son chapeau de feutre avait perdu sa forme et ses larges rebords rabattus sur ses oreilles pendaient maintenant jusque sur ses épaules. Ses vêtements détrempés s’étaient collés à son corps et pesaient lourd sur son dos et sur ses reins. Il avançait encore plus péniblement qu’à l’ordinaire, trainant son pied difforme dans les ornières du chemin. Noël pressait le pas autant que sa démarche le lui permettait. Il voulait arriver à la Prétentaine avant la nuit car il avait gardé de son enfance une sourde crainte de l’obscurité et des esprits malfaisants qui la peuplent. D’ailleurs aucun homme de la région, même le plus courageux ou le plus inconscient, n’aurait eu l’idée de marcher dans l’obscurité, le vent et la pluie à travers cette campagne à demi submergée.

Pourtant, malgré l’humidité qui le pénétrait, malgré la nuit qui approchait et malgré le mauvais chemin qu’il lui restait encore à parcourir, Noël était joyeux : c’en serait bientôt fini de son infirmité. Le docteur Cottard lui avait assuré qu’une intervention chirurgicale sans danger permettrait de donner à son pied bot une mobilité quasi normale. C’était sans danger : on lui couperait le malheureux tendon atrophié qui maintenait son pied tendu vers le bas et, au bout de quelques jours, tout rentrerait dans l’ordre. Il pourrait marcher normalement. Le succès était assuré, avait dit le docteur, et ce serait presque sans douleur. La douleur, Noël s’en moquait bien. Il avait déjà tant souffert à cause de son pied bot qu’il était prêt à souffrir encore pour s’en débarrasser définitivement. Le docteur avait fixé l’opération à la semaine prochaine, au 26 décembre exactement. Il la ferait pour rien, pour la science, avait-il dit en ajoutant gaiement : « Ce sera mon cadeau d’anniversaire, Noël ! »

Noël Couvresac était né vingt-huit ans auparavant, le 24 décembre 1850, d’Amandine Couvresac et de père inconnu. La pauvre Amandine, servante à la ferme de la Prétentaine, était morte en le mettant au monde. Elle n’avait que dix-sept ans. Le symbole de ce bébé arrivant la nuit de Noël avait touché Hector Patenaude, le maître de la Prétentaine, et il avait accepté que la Patronne, son épouse Marcelle, élève le nouveau-né au milieu de ses quatre enfants. Bien sûr, ils lui donnèrent le nom de Noël, Noël Couvresac. L’année suivante fut bonne pour la Prétentaine, les fruits furent abondants et la moisson inespérée. Noël grandissait, traité par Marcelle comme elle avait traité ses propres enfants au même âge.
Cependant, tandis qu’approchait la fin de la première année de son existence, l’étrange position du pied gauche du petit Noël devenait de plus en plus manifeste. Il fut bientôt impossible pour Marcelle Patenaude de prétendre l’ignorer plus longtemps. Bien qu’elle n’en ait jamais vu auparavant, elle n’avait pas tardé à mettre un nom sur l’infirmité : un pied bot. Noël avait un pied bot.
Les saisons passaient, mais pour la Prétentaine, l’année 1852 fut mauvaise : la grange brûla entièrement au début du printemps, une demi-douzaine de vaches mourut brusquement sans qu’on sache pourquoi et un bon tiers de la moisson fut perdu à cause des orages de la fin de juillet. Le Père restait de mauvaise humeur du matin au soir et cherchait plus souvent querelle à sa femme. De son côté, la Patronne s’agaçait à voir cet enfant qui ne se décidait pas à marcher et qui persistait à se trainer de coté sur le sol de la cuisine. Dans les années qui suivirent, l’abondance revint mais les choses empirèrent pour Noël tandis que son infirmité devenait de plus en plus visible. Sans s’en rendre compte, Marcelle s’était mise à le haïr. Aussi, la première fois qu’en sa présence, l’ainé de ses garçons se moqua méchamment de Noël en contrefaisant sa démarche, elle ne prit même pas la peine de le réprimander. Au contraire, elle éclata de rire, et toute la tablée avec elle. À partir de ce jour, c’en fut fini pour Noël. Sans devenir tout à fait le souffre-douleur de la famille, il sentit qu’il n’en faisait plus partie. Il n’avait que sept ans.
En quelques courtes années, son statut à la ferme se dégrada de fils adoptif à orphelin, puis d’orphelin à valet de ferme. Il n’était pas mal traité, mais il ne mangeait plus à la grande table, on ne lui parlait plus que pour lui adresser des ordres ou des rebuffades et quand des voisins ou des étrangers venaient le soir faire une visite à la Prétentaine, on l’envoyait à l’étable où un réduit lui avait été attribué pour qu’il en fasse son logement. Tout d’abord meurtri par cet exil, il avait fini par aimer ce refuge contre les moqueries fréquentes et les méchancetés occasionnelles de la famille. De plus, pour lui qui avait peur des goules, des sorcières, des démons et de toutes les créatures diaboliques de la nuit, c’était rassurant de dormir dans la chaleur de l’étable, au milieu des odeurs et des bruits familiers du troupeau.

Et c’est ainsi que les années avaient passé, lui travaillant à l’étable ou aux champs, faisant son ordinaire des restes de la famille et dormant près des vaches, jour après jour, nuit après nuit, saison après saison. À l’exception du Maître ou de la Patronne quand ils lui donnaient des ordres, personne ne lui adressait la parole. Il ne parlait jamais à personne.

Chapitre 2 
Un jour, le nouveau médecin de Saint-Géraud, le docteur Cottard, était venu se présenter à la Prétentaine. Il venait de reprendre le cabinet du bon docteur Bonenfant et faisait la tournée des fermes des environs afin… 

LA SUITE, APRÈS-DEMAIN

2 réflexions sur « L’histoire de Noël – 1/5 »

  1. C’était ainsi. Avant. Même chez nous. D’où ce que l’on appelle l’espoir.
    Aujourd’hui, tout est mieux. Mais l’espoir a disparu.

  2. Houiouiouille, ce conte de Noël commence triste! Comme tous les contes (je préfère le mot conte à celui d’histoire quand il s’agit de Noël), j’espère que nous connaîtrons une fin heureuse pour Noël (25 décembre) et pour Noël lui-même. Je compte beaucoup sur le docteur Cottard.

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