BONJOUR, PHILIPPINES ! – 8 – DOUGLAS ET MOI

CHAPITRE 8 – DOUGLAS ET MOI

Cette fois, c’est du sérieux et il va falloir se colleter avec la dure matière. Dans l’avion qui vole vers Cagayan, je fais le point avec Pacifico, mon counterpart. Tout ce qui pouvait être préparé pour l’enquête depuis Manille semble prêt : la méthode, la durée de l’enquête, l’emplacement des postes, les nombres d’enquêteurs à chaque poste selon les moments de la journée et de la nuit. Les questionnaires, les manuels d’instruction et les badges ont été chargés dans deux caisses en soute. Les matériels de signalisation et d’éclairage nous serons fournis par le DPWH de Cagayan de Oro. Nous atterrirons dans une heure et je pense que c’est la première opération de cette envergure que je vais réaliser : un mois d’enquête en continu, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cents kilomètres de route côtière, trois villes importantes, une multitude de croisements de pistes qui grimpent vers la montagne à travers la jungle. Pour que le moins possible de déplacements échappent à l’enquête, deux douzaines de postes ont été définis. Nous avons calculé qu’il nous faudrait plus de deux cents personnes pour les tenir. On m’a assuré qu’il n’y aurait aucun problème pour trouver tout ce monde, et même qu’ils parleraient un minimum d’anglais. Tout ça me rend un peu nerveux mais Pacifico a l’air confiant et heureux. Il assurera sur place la supervision de l’enquête pendant un mois et le contrôle du dépouillement pendant un autre mois. Cela veut dire pour lui deux mois de frais de déplacement qui viendront gonfler notablement son salaire.

À l’aéroport, une banderole tendue entre deux piquets nous accueille :

« WELCOME TO THE DPWH-BCEOM SEMINAR« 

Sous la banderole, un petit groupe nous attend. C’est la délégation du DPWH du Misamis Oriental, province de Mindanao dont Cagayan est la capitale. Le patron, c’est le plus petit, Gil Banaag. Mince, fluet même, rapide, souriant, aimable et de bonne humeur, il dégage pourtant une forte autorité. Au bar de l’aéroport où il a fait préparer des sandwiches, des ananas découpés en tranche, des Coca-Cola et du café, il nous explique qu’il est onze heures trente, que nous avons tout juste le temps de discuter du programme de l’après-midi en déjeunant, qu’il a réservé le cinéma Rizal où un peu plus de deux cents personnes nous attendent à partir de 14 heures pour y subir la formation d’enquêteur. J’essaie de cacher ma panique. Je n’avais prévu une telle séance que pour dans deux ou trois jours et je n’ai pas grand-chose de prêt pour cette conférence. On m’explique qu’à partir de demain, le Rizal sera pris par la convention d’un parti politique, que c’était la seule solution et que cela ne devrait pas me poser de problème. « Est-ce que cela vous pose un problème ? » J’avale ma salive et je réponds que, non, bien sûr, cela ne me pose pas de problème. Du coin de l’œil, je vois un petit éclair rigolard dans celui de Pacifico, mais il joue le jeu et reste solidairement impassible.

Lorsqu’à deux heures moins le quart, nous arrivons devant le Rizal, tout est calme. Je ne vois que l’énorme bandeau lumineux blanc au-dessus de l’entrée du cinéma. Au lieu du titre d’un film et des noms de ses acteurs principaux, on y a écrit en grosses lettre noires

WELCOME TO THE DPWH-BCEOM SEMINAR

et en dessous, en lettres un peu plus petites,

Iligan-Cagayan de Oro-Butuan Highway Improvement Project

Gil Banaag, deux ou trois de ses assistants, Pacifico et moi entrons, dans cet ordre, par le fond de la salle. Elle est grande, sombre et silencieuse. Sur la scène, vivement éclairée, on a placé une longue table et une douzaine de chaises qui font face à la salle. Devant la table, se dresse un pupitre et un micro sur pied. En avançant le long de l’allée en pente qui mène vers l’écran, je m’aperçois que les dix ou douze premiers rangs sont déjà occupés. Je me dis que voilà mes séminaristes. Un coup d’œil à droite et à gauche me permet de voir que ce sont des jeunes gens, garçons et filles, silencieux et déjà attentifs. Parvenus sur la scène, nous nous plaçons derrière les petits prismes de bois gravés à nos noms et, sur un signe de Banaag, les lumières de la salle s’allument. Tout le monde se lève et les premières mesures de l’hymne national retentissent, immédiatement reprises avec force par les spectateurs. À la fin de l’hymne, tout le monde s’assied, sauf Banaag qui s’avance jusqu’au micro.

J’avais bien remarqué à Manille que les séances de cinéma commençaient toutes par un hymne national, mais je n’imaginais pas que ma petite séance à moi serait entourée de la même pompe. Les lumières de la salle s’éteignent. La présentation de Banaag est très brève : trois mots sur le but et l’importance du projet et deux sur le rôle des intervenants. Il précise que, par courtoisie envers l’étranger que je suis, toute la séance se tiendra en anglais. Et puis il me passe la parole. Je contourne la longue table, reviens vers le centre de la scène, me place derrière le micro, dispose mes papiers sur le pupitre, règle la hauteur du micro. Le silence de la salle est parfait. On n’entend que le battement du sang dans mes oreilles. Je lève les yeux vers la salle. Je ne vois que les visages attentifs du premier rang. Tout le reste est plongé dans le noir.

Depuis mon entrée dans la salle, je ne cesse de retourner dans ma tête que je n’ai rien préparé pour cette séance surprise : pas de petite blague d’entrée pour détendre l’atmosphère et me rendre sympathique, pas d’introduction au sujet, pas de point fort, pas de conclusion, pas de séance de questions, rien. Rien qu’un triste petit manuel d’instruction et des questionnaires rébarbatifs. Je pense aussi à la soixantaine d’étudiants parisiens que j’avais réunis un an auparavant dans le poste de CRS de l’Autoroute du Sud pour leur asséner une formation à une enquête qui ne devait durer qu’une semaine. Je me rappelle que, malgré une préparation minutieuse, la séance n’avait pas été vraiment réussie, et pas seulement parce que rassembler des étudiants et des CRS dans un même local de police deux ans seulement après mai 68 n’était pas forcément une bonne idée. Le silence se prolonge, gênant. Quelques toux se font entendre. Il va falloir que je me lance. Je tousse à mon tour.

Et puis, ça vient, tout naturellement. Je commence par quelques remerciements de convenance. Je poursuis avec une présentation du projet, son intérêt économique pour la région, la nécessité de l’enquête de trafic que nous allons mener,  » vous et moi, tous ensemble !  » Je déroule ensuite un petit topo sur la méthode. Sans doute grisé par le son de ma propre voix, je parle maintenant sans difficulté, presque sans hésitation. J’arrive même à plaisanter deux fois. Au bout d’une vingtaine de minutes, je me raccroche enfin au manuel d’instruction et au questionnaire. A partir de là, c’est un boulevard et tout devient facile ; ennuyeux, mais facile. La distribution des manuels et des questionnaires permet aux séminaristes de se détendre un peu en échangeant quelques paroles et même quelques rires. La séance de formation se déroule comme dans un rêve. Les auditeurs sont pleins de bonne volonté, ils répondent aux questions avec l’enthousiasme des bons élèves. Gil Banaag intervient de temps en temps pour s’assurer qu’un certain point à été bien compris ou pour reformuler adroitement la réponse trop théorique que j’ai pu donner à une question. Je suis sur un nuage et, quand la séance se termine, je suis presque déçu que seuls quelques applaudissements polis viennent en saluer la fin.

Deux jours plus tard, c’est la répétition générale. Pour cet exercice qui doit durer 48 heures, le nombre de postes d’enquête a été réduit à une dizaine. A 14:00 comme on dit dans l’armée US, les premiers véhicules sont arrêtés et les conducteurs sont interrogés sur leur point de départ, leur destination, le motif du voyage, le nombre de passagers, la nature et la qualité des marchandises transportées, la fréquence du trajet etc…

Pendant les premières vingt-quatre heures, je contrôlerai avec Pacifico les postes situés à l’Est de Cagayan et Gil Banaag, les postes situés à l’Ouest, puis nous permuterons nos zones pour les vingt-quatre heures suivantes. On m’a affecté une jeep et deux chauffeurs. Jusqu’à la tombée de la nuit, je me limite à l’observation des quelques postes situés à proximité de la ville. Mon système semble fonctionner correctement. Habitués aux contrôles de toutes sortes et en particulier à ceux de la police, les conducteurs s’arrêtent sans protester et sont plutôt soulagés quand ils réalisent que, pour cette fois, ils n’auront pas à payer la dime aux policiers.

Lorsque la nuit tombe, je pars avec mes chauffeurs visiter les postes les plus éloignés. Le premier que nous rencontrons est au bord de la jungle, juste après la traversée d’une clairière qui s’est formée autour de l’estuaire d’un torrent. Dans la mauvaise lumière de nos phares, je vois un petit camion blanc arrêté près de la lampe tempête qui éclaire le poste. Un des enquêteurs est debout à côté de la portière du camion. L’autre, de repos, est un peu en retrait de la route. On ne doit pas être loin d’un village, car il discute avec une jeune fille en robe légère. L’enquête se termine, le camion redémarre. L’enquêteur vient vers nous et me reconnaît. L’autre aussi. Ils se figent quasiment au garde à vous. La fille s’est enfuie. Je descends de la jeep. J’essaie d’être jovial et rassurant. Je commente le temps qu’il fait, la douceur de la température. Je pose deux ou trois questions. Est-ce qu’ils ont tout ce qu’il faut, le travail est-il difficile, est-ce que les conducteurs s’arrêtent volontiers ?….je n’obtiens que deux réponses, « Yes Sir !  » ou « No Sir !« , rien d’autre. Je regarde rapidement les quelques questionnaires déjà remplis. Rien à dire, tout va bien. Je leur dis very well, keep on, good bye. La réponse jaillit de mes deux bonshommes, raidis sur le bord de la route : « Yes Sir !« 

La jeep repart sur la route, légèrement en surplomb de la plage. À travers les cocotiers, sous le clair de lune magnifique, je peux voir défiler la bande de sable blanc, la petite frange lumineuse des vagues, le reflet éclaté de la pleine lune. A deux ou trois cents mètres au large, je vois passer lentement une île, toute petite, exemplaire, touffe de végétation posée sur la mer noire, surmontée de trois hauts cocotiers en bouquet. Au-dessus de moi, dans la douceur de la nuit, aux travers de palmes immobiles, je contemple des millions d’étoiles. La jeep roule à bonne allure sur la piste en bon état. Le bruit du moteur est agréable et rassurant. Mon premier chauffeur conduit sans à-coup. L’autre s’est endormi en chien de fusil sur le siège arrière. J’ai passé ma jambe droite par-dessus la portière et j’ai posé mon pied sur l’aile de la jeep. De la main gauche, je tiens le montant du pare-brise.

Je pense à Douglas Macarthur inspectant les troupes avant la reconquête de l’archipel et prononçant sa célèbre promesse:

—Je reviendrai !

A suivre

Une réflexion sur « BONJOUR, PHILIPPINES ! – 8 – DOUGLAS ET MOI »

  1. Nous voici donc parvenus à ce qui semble être le plat de résistance. Mettre ses pas dans les pas de Mc Arthur, c’est pas rien. C’est comme lorsque je mets mes pas dans les pas de Jules César (ou plutôt de son cheval) sur la route du clermontois qui passe à dix mètres de chez moi. On se sent happé par l’Histoire. Instructif de la manière de mener une enquête de « faisabilité ».

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