Orphée entre en scène

S’il faut tout d’abord comprendre une chose, c’est qu’Orphée est une star, la plus grande star de son époque. Les nymphes, les satyres, les muses, les demi-dieux, et les dieux eux-mêmes, tout le monde fredonne ses compositions. Sa dernière tournée au Mont Olympe a fait un malheur pendant une éternité. Donc, Orphée est une star, et rien ne résiste aux stars. Ce qui ne les empêche pas d’avoir bien des malheurs.

Très contrarié par la mort  d’Eurydice, son égérie du moment, mordue par le serpent que, par plaisanterie, Hermès avait amené chez eux,  Orphée s’est enfermé dans sa chambre. Il a bu des amphores de nectar au point de tomber dans un coma olympique. A son réveil, il est tout d’abord demeuré d’un calme olympien, au point que c’en était inquiétant. Prostré, il répétait sans cesse: « j’ai perdu mon Eurydic-eu, rien n’égal-eu ma douleu-eur ». Bref, il en faisait tout un opéra. Puis il s’est mis à tout casser dans sa villa, depuis l’arc de bois de rose dont Cupidon lui avait fait cadeau jusqu’à la très jolie maquette de l’Argo, gage de reconnaissance de son ancien capitaine, le commandant Jason. Enfin, il a promis, juré, craché qu’il ne chanterait plus ni ne jouerait de sa lyre à  neuf cordes tant qu’Eurydice ne lui aurait pas été rendue. Sur ce, il a pris trois cachets de Morphée et s’est endormi aussitôt.

Apollon était très embêté, tant comme père putatif que comme producteur d’Orphée. Aussi, il est descendu de son petit nuage et il a pris contact avec Hadès, frère du grand patron et Directeur Général des Enfers, pour tenter de le convaincre de relâcher la petite. Mais, moins haut placé qu’Hadès, il n’a pu obtenir mieux pour Orphée qu’un entretien pour le lendemain matin, 9 heures. A la dernière minute, il a réussi tout de même à arracher à Hadès que le rendez-vous soit repoussé à 11heures 30  pour qu’Orphée ait le temps de reprendre forme demi-divine.

Ayant eu zéphyr de la nouvelle par une indiscrétion de La Pythie,  responsable de la communication chez Apollon, le fan club d’Orphée avait  réuni une grande foule devant l’entrée des Enfers. Orphée est arrivé un peu en retard, comme il se doit, il est descendu de son char et s’est avancé sous les vivats et les encouragements.

A l’entrée du tunnel, Cerbère, le chien de garde, tirait sur sa chaîne en grondant et en bavant de ses trois horribles gueules. Orphée a sifflé trois notes mélodieuses et Cerbère s’est couché par terre en agitant ses trois queues.  Caron, le passeur du Styx, le fleuve au-delà duquel se trouve le siège social des Enfers,  a tout de suite reconnu Orphée. D’ailleurs, il avait reçu des instructions. Il lui a juste demandé une petite chanson puis il lui a fait traverser le fleuve sans lui réclamer l’obole d’usage. Parvenu au bureau d’Hadès, c’est devenu un peu plus difficile. Hadès a commencé par se faire prier (après tout, c’est quand même un dieu) en faisant valoir qu’accéder à la demande d’Orphée constituerait un précédent fâcheux, qui pourrait même le contraindre un jour à libérer tout le monde. Pourtant très vite, en fait à la troisième chanson, il accepta de rendre Eurydice. Mais Hadès n’avait pas tenu le poste de Directeur Général des Enfers pendant plusieurs éternités sans être un Malin, et il mît à cette autorisation une condition dont il savait qu’elle ne pourrait être respectée, car il connaissait bien la faiblesse des demi-dieux, tout a fait comparable en ce domaine à celle des hommes. La condition était que, sous aucun prétexte, Orphée ne devait regarder Eurydice avant d’être totalement sorti des Enfers.

-« D’accord » a dit Orphée tout de suite.

-« Youkadi » a dit Hades tout content.

Sur un signe de lui, Eurydice est apparue, magnifique. Un peu pâlotte quand même. Orphée a détourné la tête et, sans la regarder, il a pris Eurydice par la main à tâtons. Sans la regarder, il l’a tirée doucement vers le tunnel de sortie. Sans la regarder, il a fait tout le parcours inverse, accompagné par les acclamations des âmes de tous les damnés qui, bien sur, l’avaient reconnu. Caron lui a fait repasser la rivière, sans même lui réclamer d’obole pour Eurydice. Il a même aidé la jeune femme à descendre du bateau en adressant, pouce levé, un petit signe d’encouragement à Orphée. Cerbère lui a fait fête en se roulant par terre et en jappant gentiment.

Tout allait donc très bien pour Orphée.

Et puis, au moment où il allait se trouver au bout de ses peines, au bout du tunnel en quelque sorte,  au moment où il allait ramener Eurydice à la lumière, là où l’attendait la foule de ses fans assemblés, Eurydice a poussé un grand cri:

-« Attends Orphée, j’ai oublié mon sac ! »

C’est alors qu’excédé, Orphée  s’est retourné vers elle et lui a jeté un regard furieux en lui disant:

-« Oh, la barbe ! »

A partir du moment où Orphée l’a regardée, il est devenu impossible à Eurydice d’avancer davantage, impossible de franchir l’issue du tunnel. Elle était figée sur place.

Au bout d’un instant, Orphée est sorti seul de l’obscurIté, un peu triste, sous les acclamations de la foule de ses admirateurs, en se disant pour se consoler « une de perdue…. »

Et c’est en mémoire de ce jour que les grands artistes apparaissent toujours seuls quand ils passent de l’ombre des coulisses à la pleine lumière de la scène devant leur public ébahi.

ET DEMAIN, GLADYS, LA SŒUR DE LA JOCONDE

9 réflexions sur « Orphée entre en scène »

  1. Celui-là a dû m’échapper… Un jour de distraction, sans doute… Je ne me rappelle pas l’avoir lu, en tout cas.
    En tout cas, c’est du travail d’Orphée, euh, non… d’orfèvre.
    Bravo pour ton érudition mythologique, en tout cas.

  2. Les 6 commentaires ci-dessous sont ceux qui avaient été émis lors de la première parution de ce texte en décembre 2013, il y a presque 5 ans !

  3. Re-make bien tourné de ce rappel de la dérisoire faiblesse humaine… Tout ça pour un sac à main

  4. C’est sans doute pour cela qu’on parle d’un train d’Enfer.

  5. Ce sera peut être le cas dans un texte sur Icare à venir très prochainement.

  6. À propos, n’oublions pas la version irlandaise de la fameuse loi de Murphy (que l’on peut se procurer dans toutes les échoppes pour touristes de Dublin ou Cork, imprimée par exemple sur un torchon ou sur un cendrier): « la lumière que l’on voit au bout du tunnel est le fanal du train qui vous arrive dessus ».

  7. Pour moi, les mythes n’ont pas de signification morale. La plupart d’entre eux sont des histoires terribles dans lesquelles l’homme n’a aucune chance face aux caprices des dieux. Ma chute est une pirouette ironique (l’inconsolable qui marmonne « une de perdue… ») suivie d’une explication très approximative de l’entrée en scène d’un artiste comme commémoration de la sortie solitaire d’Orphée des enfers.

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