Le Bon, la Brute et les Enfants – 7 – Version Série Noire

1-Notations
2-Soutenue
3-Argotique
4-Proustienne

5-Aigre

6-Enfantine

7-Version Série Noire
Le seul changement que j’ai apporté à cette version a été de la raccourcir un peu.

Si vous n’êtes jamais allé dans le Bronx, continuez comme ça. Mais si un jour, par un effet pervers de travaux routiers, vous deviez traverser ce quartier de New York pour rentrer de JFK à Manhattan, renfoncez-vous au fond de votre taxi, ouvrez en grand le New York Times, plongez-y votre nez et ne regardez pas dehors. Mais si par malheur vous deviez absolument vous y rendre et que vous passiez du côté du carrefour Brook / 148ème, vous avez des chances de m’y rencontrer. Je traine tous les jours dans le coin, vers chez Matt, plus précisément devant ou à l’intérieur du « Matt’s cocktail lounge ». Si jamais vous entriez au Matt’s cocktail Lounge, vous pourriez être surpris par le décalage abyssal qui existe entre le standing du lieu et son appellation de « cocktail lounge ». L’élégance du mot devait refléter les ambitions de Matt quand il avait ouvert sa boite une demi-douzaine d’années plus tôt. C’est l’effet habituel du Bronx que de dissoudre ce genre de rêve.

Vous pourriez aussi être surpris par l’aspect du type qui est assis au bar à la place du fond et qui parle à sa bouteille de Milwaukee’s. Un mètre quatre-vingt-quinze, cent-quinze kilos, chaussures de cuir avachies, chemise à carreaux flottant sur un jean usé mais véritable, l’ensemble, homme et vêtements, ayant l’air très fatigué. Le type assis au bar là-bas, c’est moi. Ça doit bien faire une paire d’années que je suis devenu le client officiel de Matt et, lui, mon meilleur ami.

Le Bronx ? Pourquoi j’ai choisi d’y atterrir ? Personne ne choisit d’atterrir dans le Bronx. On y est né ou on y tombe. Moi, je suis tombé un soir devant chez Matt et j’ai pris racine. J’attends que les choses se tassent, disons quatre ou cinq ans, pour pouvoir retourner à Los Angeles, dans la Cité des Anges, au soleil.

A propos de soleil, comme aujourd’hui il fait beau et que je suis le seul client, Matt a sorti une petite table et deux chaises sur le trottoir. Il m’a rejoint avec deux cafés, compliments de la maison. Après une heure ou deux à regarder passer les voitures, on était bien, Matt et moi, surtout qu’à un moment, il avait décidé d’arrêter avec le café et sorti quelques bières. C’est alors qu’Al est arrivé, comme un gros nuage de pollution dans mon ciel bleu.

Al Wheeler, le privé chic de Beverly Hills. Ce bon vieux Al, avec sa carrure de coureur de 100 mètres, ses chaussures à huit cents dollars, ses chemises de sport Ermenegildo Zegna, ses lunettes de soleil Dolce Gabana et son teint perpétuellement halé. Une ordure de première, Al, un type qui vendrait sa sœur pour se faire quelques dollars, mais qui en plus ne livrerait pas. C’est à cause de lui qu’il y a trois ans, j’avais dû quitter la Côte Ouest un peu vite, en laissant tomber la gentille petite affaire que j’avais pu y monter. Bien sûr, j’étais parti en emportant avec moi sa Porsche et sa dernière petite amie, mais pour moi, même avec ça, les comptes étaient loin d’être soldés.

Al a commencé à descendre de son cabriolet Mercedes en m’adressant son large sourire californien, vous savez, celui qui dit « Je pète la santé, je me fais blanchir les dents et je suis plein aux as. Pourquoi que tu fais pas pareil ? ». Malgré ses beaux habits, Al a toujours manqué de classe dans sa façon de parler. Il ne peut pas être là par hasard. Malgré son sourire en 16 / 9ème, ce n’est surement pas pour me parler de son dentiste qu’il a suivi ma trace jusqu’ici. Peut qu’il considère lui aussi qu’il reste des trucs à régler entre nous. Eh bien, il va être servi. J’ai beau peser trente livres de trop et manquer pas mal d’entrainement, ce n’est pas son body-building à la mode de Venice Beach qui va me faire peur. Il ne fait littéralement pas le poids, Al. Je vais le ratatiner, Al. Je vais lui faire avaler ses Dolce Gabana et sa carte de crédit Platinum Infinite.

Alors qu’il entreprend de traverser le large trottoir dans ma direction, je me lève lentement de ma chaise que je saisis derrière moi par son dossier. Matt a compris qu’il se passait quelque chose. Il s’est levé et s’est écarté un peu pour me donner du champ. Mon plan est le suivant : quand Wheeler ne sera plus qu’à deux ou trois mètres, je lui balancerai ma chaise dans les jambes et là, de deux choses l’une, ou bien il tombera empêtré dans la chaise, ou bien il se penchera en avant pour frotter ses tibias douloureux. Dans les deux cas, je l’entreprendrai avec un grand coup de tatane au visage pour le finir en improvisant sur le trottoir.

Al continue d’avancer, précédé de son menton volontaire et de son sourire ultra-brite. J’amorce le mouvement de balancier qui va me permettre de lancer la chaise.

À ce moment, un bruit grandissant se fait entendre du côté du carrefour. C’est un bruit qui me rappelle un peu celui d’une cascade. Je jette un coup d’œil vers le haut de l’avenue, mais on ne voit encore rien. Le bruit enfle, et puis, à l’angle, apparaissent les deux premiers gamins. Ils arrivent de la 148ème et tournent dans Brook Avenue. Ils sont accroupis, presque agenouillés sur leur skate-board, un bras tendu en avant, la main à plat, paume vers le bas, dans une splendide position de recherche de vitesse. Ils sont immédiatement suivis par une dizaine d’autres enfants, strictement dans la même position. On ne peut les distinguer que par la couleur de leur peau et de leurs chemises flamboyantes. Dans deux ou trois ans, ils auront tous atteint l’âge qui dans le Bronx les fera considérer comme dangereux, mais pour le moment, ils font la course, ils descendent Brook à toute allure, aussi légers et inoffensifs qu’une volée de moineaux.

J’ai suspendu mon méchant geste, et Al s’est immobilisé pour laisser passer les bolides entre nous deux. Et puis l’avant dernier gamin, qui n’avait vu Al qu’au dernier moment, est tombé en essayant de le contourner, entraînant dans sa chute le dernier des coureurs. Nous voilà avec deux gosses roulant au sol, alors que le reste de la troupe est déjà trop loin pour s’apercevoir de quoi que ce soit. Ils sont par terre, entre nous, un peu sonnés. J’ai lâché le dossier de ma chaise et me suis penché sur le gamin le plus proche pour le relever. Du coin de l’œil, je vois Al qui fait la même chose avec l’autre. Mon gamin a perdu une chaussure et saigne un peu du coude. Celui d’Al a la figure pleine de poussière et il a déchiré son jean. Aucun des deux n’a l’air vraiment mal en point, ils en ont vu d’autres, et d’ailleurs, ils se tortillent déjà pour s’arracher à nos mains, remonter sur leur planche et foncer derrière leurs copains.

Nous les regardons disparaître dans un flottement de chemises. Quand je me tourne vers Al, ma colère est retombée. Il me dit :

—Tu sais, Georges, ma Porsche, en fait, je m’en fous !

Fin

  • ET POUR DEMAIN ET LES AUTRES JOURS 
  • 8 Mai, …………………………..Tableau 252
  • 9 Mai,  ….El Reino – Critique aisée n°158

7 réflexions sur « Le Bon, la Brute et les Enfants – 7 – Version Série Noire »

  1. J’ai commis une petite erreur dans mon intervention précédente: le diminutif AL a une bonne connotation italienne et non pas irlandaise, comme Al Pacino par exemple.

  2. « Merci pour toutes ces précisions ». Histoire d’entretenir ce dialogue intellectuel à la manière d’une émission radiophonique à minuit sur France-Culture portant sur l’usage des prénoms en littérature policière, j’abonderai avec les quelques idées suivantes, pêle mêle: D’abord Philip est un prénom mythique de ce type de littérature car il est celui de Marlowe, glorifié par Raymond Chandler et pour se le représenter, incarné par Humphrey Bogart, ou à la rigueur par Robert Mitchum, au cinéma. Cependant, je ne pense pas que Raymond ait fait un bon prénom de privé, Ray oui. Robert, non. Bob très bon. Les américains ont cette manie des diminutifs. Pat aussi est pas mal pour un détective privé ou un flic New Yorkais. New York est bourré d’irlandais et ils avaient envahi autrefois les services de la police de la ville, avant que les ritals, juste retour des choses, prennent leur place. Al est un bon prénom de flic new yorkais, il a une connotation irlandaise. J’accepte l’argument que George sied à Willoughby car dans mon esprit Willoughby est un nom qui situe tout de suite le personnage. Il sera débonnaire, et forcément anglais de préférence. Le style du roman sera moins tranchant, plus coulant. Mais, surtout pas de S à George. Oh my God, for god sake NO! No S! Willoughby ne nous le pardonnerait jamais. Imaginez un peu le duc de Marlborough, de son vrai nom John Churchill, avec un prénom français. Juste un dernier mot car je ne veux pas abuser de mon temps de parole. Bon! George Bronson a existé je l’admets. Les premières phrases qui le portraiturent sont remarquables, engageantes, typiques d’un roman policier. Il est « PI for short », cette phrase me dit qu’il se fera appelé Bronson tout court par la suite, « for short » bien sûr!

  3. Il existe une flopée d’hommes célèbres anglais et américains à s’appeler George. Par conséquent, il existe une flopée encore plus grande d’inconnus à porter ce même prénom. Combien parmi ces inconnus exercent-ils ou ont-ils exercé le beau métier de détective privé ? J’ignore leur nombre, mais il ne peut être nul. La preuve, j’ai trouvé un roman dont l’auteur est Hal Ames et dont voici l’incipit :

    The Private Eye
    Chapter 1 : FRAMED
    George Bronson is my name. I’m a private investigator. People call me a private eye or PI for short. I’ve been doing this for more years than I want to count. (…)

    A moins de croire à la malédiction des prénoms que j’avais évoquée dans ce texte mémorable « Sacré nom de nom » https://www.leblogdescoutheillas.com/?p=6495, mais qui, je tiens à le rappeler était un texte de pure fiction, il n’y a pas de raison pour que quelqu’un qui s’appelle George ne choisisse pas le métier de détective privé.
    Et de toute façon, rappelons que notre George porte le nom fameux de Willoughby (voir la version longue antérieure du « Bon, la Brute et les Enfants – Série Noire« ), et qu’il est par conséquent d’ascendance britannique, qu’il porte ce nom en hommage à son aïeul Georges Willoughby (George Dobson Percival Willoughby (23 Nov 1828 – 12 May 1857)), héros de la guerre des Indes. Né à Boston en 1979, notre Georges Willoughby à nous se destinait à une carrière de joueur de football professionnel (avec un prénom pareil, qu’est-ce qu’il pouvait faire d’autre ?) quand le mauvais geste d’un adversaire au cours d’une finale inter universités le priva définitivement de sa rotule droite et de tout avenir dans cette profession. C’est à la suite d’une succession d’évènements sur lesquels j’ai juré de garder le secret qu’il est devenu détective privé. Et voilà.
    Quoi qu’il en soit, je tiens à préciser que Al Wheeler est le véritable nom d’un détective privé héros des romans d’un auteur de deuxième choix : Carter Brown.
    Je terminerai en disant que le prénom de Philipp ne me parait ni plus ni moins adapté que celui de George à la profession de private eye.

  4. « Merci pour toutes ces précisions », dit comme pour parodier ou pasticher un présentateur ou présentatrice des infos à la télé à la suite de l’intervention d’un ou d’une journaliste. Mais alors, Georges, dans la version pastiche de Chandler, originaire de Californie, dans le Bronx devant son alter ego Al, c’est un privé franchouillard ou amerlo? Le pastiche doit respecter les noms, non?

  5. L’imitation
    Personne n’oserait jouer comme Louis Jouvet ou Michel Simon. Par contre, leur jeu était marqué d’une telle personnalité qu’ils en sont vite devenus imitables. Qui dans notre génération ne serait pas capable de prononcer trois ou quatre mots à la manière de Jouvet (J’ai besoin de changer d’atmosphère et mon atmosphère, c’est toi) ou de Simon (je vous assure mon cher cousin que vous avez dit bizarre). Parmi les très imitables aussi, et selon son demi-siècle de naissance, on comptera Guitry, Ormesson, Lucchini, etc…
    Ce genre d’imitation est un hommage, un témoignage d’affection ou même d’admiration de la part de l’imitateur envers l’imité. C’était le cas quand Michel Leeb imitait Michel Simon ou Ray Charles, ou quand Laurent Gerra imite Lucchini.
    Mais quand le même Gerra imite François Hollande, il ne s’agit évidemment plus d’un hommage, mais d’une critique avec une volonté de tourner l’imité en ridicule.
    Leeb imitant Simon, c’est du pastiche. Gerra imitant Hollande, c’est de la parodie.
    En matière d’écrit, c’est pareil. Quand Proust imite Flaubert, c’est du pastiche. Quand Burnier-Rambaud imite Roland Barthes, c’est de la parodie.
    Toute modestie ravalée, quand j’écris Homéotéleute et Polyptote, c’est de la parodie d’Eschyle, et quand j’écris la version proustienne ou Série Noire du Bon, la Brute et les enfants, c’est du pastiche du petit Marcel ou du grand Chandler, etc…

    S’il parait difficile de se méprendre sur la vraie nature d’un texte parodique (ou alors c’est que la parodie est ratée), la technique du pastiche pourrait le faire confondre avec le plagiat. Dans le pastiche, il s’agit de reprendre le style, les tics d’écriture, les figures littéraires habituelles du pastiché, et donc de se confondre avec lui. Celui qui pastiche parfaitement ne serait donc pas très éloigné de celui qui plagie, c’est-à-dire de celui qui recopie plus ou moins fidèlement l’œuvre de quelqu’un d’autre. Mais les buts, et donc les moyens, du plagieur et du pasticheur sont à l’opposé les uns des autres. Le plagieur expérimenté fera tout pour que le lecteur ne s’aperçoive pas du plagiat, soit en déformant légèrement l’œuvre qu’il copie, soit en choisissant un auteur ou une œuvre qu’il suppose ignorée de ses lecteurs.
    Au contraire, le plaisir du pasticheur sera de faire reconnaitre à ses lecteurs l’auteur ou l’œuvre qu’il a imitée, tout en y ajoutant, comme un clin d’œil, quelques anachronismes dans le sujet traité, son époque ou son genre. Il devra pour cela choisir un auteur ou une œuvre connue du public auquel il compte s’adresser. Rien de plus ridicule que de pasticher (ou même de parodier ou de plagier) un auteur totalement inconnu (Desproges, sur scène, aimait bien imiter son grand-père, que bien entendu personne ne connaissait.) Quand le pastiche est réussi et qu’il s’adresse au public adéquat, le pasticheur et son lecteur se retrouvent ainsi membres d’un même club, celui des admirateurs ou des (re)connaisseurs du pastiché.
    Imitation, plagiat, parodie, pastiche. Ça, c’est fait.
    L’emprunt. Il n’y a pas grand-chose à dire sur l’emprunt : quelques lignes ou paragraphes d’un autre auteur insérés dans son texte : rien de répréhensible, ni même de critiquable puisque par définition l’emprunt (comme une citation un peu longue) est avoué. Il ne faut pourtant pas en abuser comme par exemple Michalik, qui, dans son Edmond a vraiment beaucoup emprunté à Rostand.
    L’influence. C’est totalement différent, l’influence. Elle imprègne la façon d’écrire de quelqu’un de façon quasi permanente. Elle est le résultat de l’enseignement, de l’entourage et surtout des lectures que celui qui écrit a aimé. Le pastiche et la parodie sont des exercices de style, des exercices littéraires dans lesquels on s’applique des contraintes par plaisir, par raffinement ou par pédantisme. L’influence n’exerce aucune contrainte, elle est seulement là, parfois même à l’insu de l’auteur. Personnellement, bien incapable de les pasticher ou de les parodier, je suis influencé par Marcel Aymé, Vialatte, Anouilh, Sagan, Woody Allen, Shakespeare…
    Bon assez parlé de moi. (1)
    Dans un excellent commentaire, Jim, ou son cousin Paddy, a mentionné quelques genres littéraires sur lesquels j’aimerais revenir.
    Le roman- fleuve : je ne pense pas du tout que le style proustien convienne au roman fleuve. Non pas parce qu’à cette appellation, roman fleuve, il s’attache souvent une connotation péjorative, mais parce que pour moi, le roman fleuve raconte une longue histoire, souvent mouvementée et souvent de manière chronologique, autour d’un homme, d’une famille, d’une bâtisse ou même, pour ce qui est de James Michener, d’un État ou d’une région. Les Thibault, Autant en emporte le vent, Cent ans de solitude, Fortune de France, etc…sont des romans fleuves. Certains de ces romans sont de vraies réussites, d’autres de vrais coups de barbe. L’écueil du roman-fleuve, c’est le mélo, écueil auquel par exemple Herman Wouk, après son formidable Ouragan sur le Caine, n’avait pas échappé avec le Souffle de la Guerre. La Recherche du Temps Perdu, exemplaire du style proustien, roman sans ordre chronologique et dans lequel il ne se passe pratiquement rien, n’est pas un roman fleuve.
    La Série Noire : je fais une très sérieuse différence entre le roman noir (Série Noire par exemple) et le Roman policier (Collection Le Masque , par exemple)
    Mis à part les décès prématurés qu’ils contiennent souvent, il n’y a pas grand-chose de commun entre une « Who done it story » dans l’univers aseptisé Agatha Christie et une plongée dans les turpitudes d’une petite ville du Sud par Jim Thompson. Pour ce qui me concerne, les petites cellules grises d’Hercule Poirot sont horripilantes, alors que la droiture morale et la nonchalance désabusée de Sam Spade et de Philipp Marlowe m’enchantent. Que celui qui a vraiment compris ce qui se passe dans le Faucon Maltais ou dans la Grande Fenêtre vienne m’expliquer que l’histoire a de l’importance. Mais non, voyons ! Comme Raymond et moi le disons à chaque occasion : « L’histoire, on s’en fout. C’est le style qui compte.  »
    Une dernière remarque sur le nom de mon personnage dans la version Série Noire : Georges.
    Tout à fait d’accord. En anglais, le roi V et Clooney, portent le prénom de George. Mais en français, George prend un s. Sauf quand il s’agit de Sand. Certains diront que ce n’était qu’une femme, et d’autres qu’on ne pouvait appliquer de pluriel à cette femme singulière.

    (1) Cet impératif me rappelle une histoire : « Un écrivain parle avec un de ses lecteurs. Il parle de lui, de son oeuvre, de ses gouts… Il parle, il parle, il parle et au bout de longues minutes de monologue, il change d’attitude et dit : « Bon, assez parlé de moi. Parlons de vous maintenant : qu’est-ce que vous avez pensé de mon livre ?« 

  6. Je gardais mes commentaires pour la fin de cet exercice en 7 épisodes.
    Un excellent exercice, « à la manière de », qui m’a fait cogiter tout au long de la semaine sur ce qu’est un style d’écriture, sa transformation d’une histoire pour en faire sept. Cependant, cet exercice m’a aussi démontrer à sa façon qu’un style, qui fait la réputation d’un romancier caractérisé ou d’une catégorie de littérature, peut être « emprunté ». L’emprunt, voire le plagiat pur et simple, n’est pas un monopole de la littérature. La peinture n’est pas en reste. Il existe de nombreux « faussaires » capables d’imiter parfaitement les styles et les techniques de peintres célèbres. Toutefois, s’ils font commerce de leur talent il ne s’agit plus d’emprunt mais d’escroquerie, et le peintre escroc, comme tous les escrocs, tire sa fierté de non seulement pigeonner des acheteurs crédules et riches, mais aussi de berner des experts prétentieux et, comble de la réussite, de savoir que leurs imitations peuvent se retrouver et être admirées dans les plus prestigieux musées. J’ajouterai, tant qu’à faire, que je reste insensible aux imitations faites du style de certains grands acteurs; personne ne pourra jamais imiter Raimu, ni même Fernandel, ni bien sûr Louis Jouvet. Leur style personnel c’est plus que leur diction, c’est elle associée à leur apparence physique et à leur personnalité. Voilà! Que ce soit pour la littérature, la peinture, le théâtre ou le cinéma, pour la parfumerie (métier que je connais), pour l’art en général, ce que je vais tenter de suggérer ici, et probablement trop longuement, est que le style n’est pas une fin en soi et qu’il n’a de valeur qu’au service de la créativité et la composition, le tout constituant l’oeuvre.
    Parmi les emprunts (je préfère ce mot à imitation) faits pour raconter cette histoire simple, une scène bien parisienne, la version argotique m’a plu par son apport aromatique épicé, parisien sans être bobo ni vegan, et spécialement propice à l’histoire d’un rustre débardeur non dépourvu de sentimentalité. C’est d’ailleurs lui, le débardeur, qui est le héros de l’histoire. J’approuve le choix d’André Pousse – lui aussi a un style – dans le rôle éventuel de lecteur, comme pour un livre audio à écouter.
    La version aigre, qui n’emprunte rien à personne sinon un style de style, un peu comme pour la version argotique précédente d’ailleurs, est pas mal non plus. On n’est pas dans l’aigre-doux mais bien dans l’aigre corrosif, dans le toxique, elle me donne véritablement envie de flanquer une paire de baffes à ce connard pisse vinaigre, le héros de l’histoire cette fois, dépourvu de toute empathie. Faire réagir, c’est bien aussi le but d’un style, non? Malheureusement les connards n’existent pas que dans la fiction mais pour de vrai, et on ne peut pas les cogner non plus. C’est frustrant.
    La version proustienne – celle-là annonce nommément le créditeur – a le mérite de nous en donner plus pour notre argent, avec bonne manière comme il se doit, Proust oblige. Elle me plait mais moins que les deux précédentes car, que voulez-vous, devant une actualité émouvante, celle vue à la télé, récemment par exemple, je suis plus touché par l’interview d’un péquin parisien ou d’une une petite dame qui disent dans leur style simple et direct leur meurtrissure causée par l’incendie de Notre Dame, que par Stéphane Bern qui, avec bonne manière pourtant, joue le rôle syndical de la pleureuse. Plus sérieusement, je ne suis pas un fanatique du style proustien. Il convient au longs romans fleuve, fleuves tranquilles, même ponctués par ci par là de rapides, voire de cataractes. Roger Martin du Gard et sa longue saga familiale Les Thibaud a emprunté cette même voie, de même Herman Wouk (connu surtout pour Ouragan sur le Caine) a fait de même pour raconter l’histoire de l’entrée en guerre (la deuxième, mondiale du coup) de l’Amérique par le biais là encore d’une famille. Le meilleur pour moi restera sans conteste Chateaubriand et sa Mémoire d’Outre Tombe dont je lis quelques pages le soir. Le Génie du Christianisme n’est pas mal non plus, je dis ça pour taquiner les athées.
    La version enfantine maintenant. Le texte me touche. Je plains le héros, cet enfant innocent, naïf, candide dans ses observations de la vie, dont il ne réalise pas encore la tristesse de la sienne, car si il est encore enthousiaste probablement grâce à sa mère pourtant surmenée, il ne réalise pas encore le cynisme de son père et les conséquences qui s’annoncent. Celui-là n’est pas aigre comme l’autre connard d’avant, mais il le deviendra car il ne trouvera pas de boulot tel qu’il est parti; si, c’est un connard lui aussi. Cette version me fait penser à une pub des années 50 luttant contre l’alcoolisme, une affiche qui faisait parler un enfant malheureux (« Papa ne boit pas, pense à moi »). Les enfants peuvent facilement devenir les victimes du chômage ou de l’alcoolisme paternel. Le style est bien aussi une puissance de suggestion.
    La version Série Noire, un genre souvent qualifié bizarrement de Romans Policiers, à mon sens n’était pas la plus facile à écrire compte tenu de la diversité des auteurs, de leurs styles, de leurs héros fétiches, des types d’énigmes (base emblématique du genre) et de suspense qui vient avec, et des degrés de noirceur ou de violence. C’est le plus cinématographique – ou télévisuel, en séries – des genres de la littérature. Ce genre littéraire a conquis légitimement ses lettres de noblesse, pour ne pas dire la noblesse de ses lettres, il y a un peu plus d’un siècle. Né avec Edgar Poe, Maurice Leblanc, Conan Doyle, Gaston Leroux, pour ne citer que ceux-là, le genre a produit un nombre fantastique d’auteurs, américains, anglais, français, etc, qui, contrairement à ce que l’on entend parfois dire (« quand on en a lu un on les a tous lus »), méritent un prix Nobel. J’ai dévoré goulument cette prose, appréciant toutes les variances créatives de mes auteurs de connivence et leurs héros, Dashiell Hammet (Sam Spade), Raymond Chandler (Philipp Marlowe), Agatha Christie (Hercule Poirot et Miss Marple), Ed McBain (les tribulations du commissariat du 87ème district de New York), Maurice Leblanc (Arsène Lupin), Boileau-Narcejac, Exbrayat, pour les plus anciens, Dennis Lehane, James Ellroy, Harlan Coben, Fred Vargas, pour les plus modernes, etc. etc. Ils ont tous un style différent. Je regrette que certains auteurs, surtout américains, versent dans le genre « page turner »de vacances avec des romans de 700 à 1000 pages. Beaucoup trop! J’aime lire ces romans rapidement. Je ne suis pas pour le roman policier pantagruélique, 250 pages me semble l’idéal. On peut alors juger du tout ensemble, l’auteur, l’histoire, le style, le mouvement de l’intrigue et du suspense,´en un mot être satisfait ou pas quand on tourne la dernière page. Comme pour un bon film « policier ». Mais surtout, j’aime que l’énigme s’annonce rapidement dès les premières pages. Alors, justement, l’essai Série Noire de ce 7ème épisode, pour être franc, m’a laissé sur ma faim. Il m’en dit trop peu pour être satisfait. Il manque un événement inattendu, un cadavre, un assassinat, une fusillade, un hold up, une femme (fatale), un je ne sais quoi, pour nous faire plonger dans l’histoire. Les gamins en skate board c’est sympa mais ça ne fait pas une entrée de polar. Enfin, je me dois d’ajouter sans perfidie, s’agissant d’une Série Noire type US, que George s’écrit sans S (comme pour George Sand), et puis c’est pas un nom de privé américain, Bob à la rigueur, ou Philip!

    En conclusion, car il me faut conclure. Y-a pas! Je préfèrerai toujours l’original au plagiat, à l’imitation, à la copie, au me-too, au copy-cat, à la contrefaçon, bref, le vrai au faux. J’ai lu maintes fois dans ce journal l’importance du style, exemples à l’appui, que ce soit celui de Proust ou de Raymond Chandler. C’est juste, mais le style ne fait pas tout, il est indispensable pour servir un grand roman mais il n’est pas la panacée et ne sauvera pas une histoire mal conçue. Le contenu, le « beef » comme le disait une publicité US géniale pour des hamburgers (« where is the beef? »), est nécessaire. Paul Marquet, le nègre d’Alexandre Dumas dont il possédait forcément le style et pour cause, a voulu prendre son indépendance mais il n’a pas réussi car il n’avait pas l’imagination de son maître.
    Philippe a des talents de faussaire littéraire, il faut être cultivé pour se livrer à ça, et il nous le prouve au fil de ces 6 « manière de ». Je ne compte pas le premier bien sûr, c’est son style à lui, sans emprunt, et je préfère tout de même lire ses histoires originales écrites dans son style à lui. Je suis heureux en tout cas que cet exercice en 7 épisodes m’ait donné l’occasion de cogiter sur différents styles littéraires, moi qui me contente seulement de faire de la prose bourgeoisement sans le savoir. En guise de remerciement, je me fend d’un modeste haïku:
    Le JDC parait
    Un lecteur nait
    Plaisir du matin

  7. Lire sept fois la même histoire constituerait un pensum pour n’importe qui. Mais là, c’est fait avec tant de talent qu’on en redemande. Pourquoi pas dans une version célinienne, ou Guerre des Gaules, ou homérique… ? Ce serait rigolo.

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