Le Bon, la Brute et les Enfants – 4 – Version proustienne

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4-Version proustienne
Cette version là, vous la connaissez déjà. Mise à part la référence aux Niobides, je n’y ai pas changé une virgule. Par respect…  

Longtemps, je me suis assis de bonne heure à la terrasse de cet établissement de la rue Gay-Lussac pour y déguster ma première coupe de champagne dans laquelle je laissais s’amollir une petite madeleine dorée et joufflue parmi les fines bulles qui montent en colonnes élégantes et spiralées dans ce breuvage aristocratique. Je pensais déjà à la morne journée qui s’étendait presque à l’infini devant moi et qui me séparait encore du souper qui m’attendait ce soir dans un hôtel du Faubourg Saint-Germain, quand une voiture à chevaux vint s’arrêter devant ma table, obstruant ma vue sur les jeunes filles en fleurs qui, à cette heure matinale, descendent en cortège vers le Luxembourg en faisant virevolter leurs ombrelles multicolores.

La voiture était conduite par un de ces hommes du peuple, de ceux que l’on nomme Fort-des-Halles et dont les muscles sont ornés au dermographe par des artistes forains que l’on trouve dans ces lieux où les gens du monde ne vont qu’en bande pour goûter aux charmes acidulés de la canaille. La voiture était chargée de fûts rebondis et probablement fuyards, car l’odeur à la fois âcre et sucrée qui montait à présent de la carriole révélait que leur contenu devait être fait de bière, ce liquide fermenté si semblable au champagne par la couleur mais si différent par le goût et par l’usage qui en est fait.

Juché sur la voiture, l’homme laissait tomber les fûts sonores les uns après les autres sur le trottoir, sans prêter aucune attention aux réactions que ces bruits provoquaient tant parmi les clients de l’établissement que parmi les chevaux de l’attelage. Les jeunes filles étant devenues pour moi invisibles par la mauvaise grâce de l’homme de peine et le cours de mes pensées bouleversé par son bruyant manège, je sentais monter en moi une antipathie grandissante envers la brute en même temps que les premiers signes du malaise respiratoire qui ne manquerait pas de me gagner si ce supplice devait se prolonger encore quelques instants.

C’est alors que, du haut de la rue, me parvint un bruit grandissant que je ne pus identifier immédiatement. Il ressemblait presque à celui que font ces petits torrents de moyenne montagne quand ils charrient quelques galets dans leurs tourbillons. Aux premières têtes qui apparurent à l’angle de la terrasse, je compris que ce bruit charmant était celui des pas et des bavardages d’un groupe de jeunes garçons partant au jardin sous la conduite de leur instituteur.

L’espace restreint qui leur était laissé entre la terrasse du débit de boissons et la voiture du livreur, encore réduit par la présence au sol de quelques tonneaux délaissés, ralentit la marche des enfants et les obligea à passer l’obstacle l’un après l’autre, ce qui ne troubla nullement leurs conversations mais prolongea le passage de leur petite troupe devant le livreur en l’empêchant de poursuivre sa tâche exaspérante.

J’observai alors le livreur qui, semblable à l’Héraclès du Cratère des Niobides, était maintenant debout sur le plateau de sa voiture, les poings sur les hanches et contemplait de haut les jeunes têtes qui passaient devant lui. Lorsque je vis que, contrairement à mon attente, il n’affichait aucun air hostile, excédé ou seulement impatient, mais qu’en fait, il souriait d’un air attendri au spectacle qui lui était donné, mon ressentiment à son encontre fondit aussitôt. Quand, par plaisanterie, il se mit à toquer doucement de son index recourbé le sommet du crâne de certains des enfants, et que ceux qui étaient ainsi touchés se mirent à chercher en riant d’où pouvait bien venir le coup farceur, je me pris à l’aimer.

C’est le fait des anges qui passent que de changer notre façon de voir les hommes.

Bientôt publié :Le Bon, la Brute et les Enfants

  • 5 Mai, …….       5 – Version aigre
  • 7 Mai, …….       6 – Version enfantine
  • 8 Mai, ……        7 – Version Série Noire

 

2 réflexions sur « Le Bon, la Brute et les Enfants – 4 – Version proustienne »

  1. Admirables variations littéraires. Merci, je les ai lues avec délectation.

    Il manquerait la version en alexandrins ( ce dont je suis incapable).

  2. Bien joué.
    « Longtemps… » c’est comme « les jardins d’Hamilcar »… Ca cause à tout un chacun (sauf peut-être les rugbymen, et encore…!). Si ça se trouve, le livreur était rugbyman. Proust aurait pu lui poser la question. C’est ce que je fais dès que je croise un costaud : « Tu joues au rugby toi, non ? » Et la réponse, invariable : « Oh mais c’était y a longtemps ». En même temps, le type est flatté qu’on reconnaisse en lui des restes remarquables.
    Mais Proust était tout en intériorité. Tandis que moi, je suis sociable et avenant. Enfin, de moins en moins. Je finis par me fatiguer de moi-même. Tavussa !

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