Le Bon, la Brute et les Enfants – 3 – Version argotique

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3-Version argotique
Cette version n’avait encore jamais été publiée. Vous n’aurez pas de peine à deviner de quel auteur je me suis inspiré. J’aurais aimé qu’elle puisse être lue par André Pousse, mais je crains que cela ne soit pas possible.

Dès l’aurore, je me décidai à rejoindre mon troquet habituel, le Week-End. Vous savez, le petit rade qu’est en haut de la rue Gay-Lussac ! Je m’étais à peine installé en terrasse que l’église d’à côté s’est mise à sonner le tocsin. Onze coups ! Y m’ont résonné directos dans le ciboulot. Y savent quand même bien que j’ai le réveil délicat, les curetons ! Je m’en vais lui causer du pays, moi, au sacristain. « Mais bon », que je me suis dit, « calme-toi, Dico, — les affranchis m’appellent Dico parce que j’ai du vocabulaire — calme toi, il fait beau, il est que onze heures, t’es en avance sur ton planning et t’as tout le temps de prendre deux-trois ballons d’aligoté pour t’éclaircir les méninges avant d’aller rejoindre Le Doulos vers les trois plombes à Vincennes ». C’est qu’il vaut mieux avoir l’esprit bien dégagé sur les oreilles quand on va aux courtines. J’étais donc là tranquille, peinard, bien carré derrière mon premier godet de la journée à regarder passer les gisquettes qui ondulaient du valseur sur le trottoir d’en face pour descendre au turbin quand, tout à coup, un obstacle est venu s’interposer — s’interposer, je vous l’avais bien dit que j’avais du vocabulaire — est venu s’interposer entre mézigue et les jolies gambettes des frangines.

Je lève les yeux : c’est un horrible bahut qui vient livrer de la bière. D’abord, la bibine, c’est pas mon truc. Plutôt une boisson de gonzesse, vous trouvez pas ? Enfin, bon, c’est pas le sujet. Furax, je me lève pour interpeller — interpeller ! J’en reviens pas moi-même — pour interpeller le cave qui se permet de troubler ma méditation. Je vais lui faire comprendre à l’imprudent qu’on n’emmerde pas Dico sans en subir les conséquences. « Dis-donc, connard », que je vais lui envoyer, « tu dégages ta caisse de mon horizon fissa, ou tu veux que je t’expédie directos à Cochin ? »

Cochin ? Ah, vous êtes pas d’ici ! Cochin, c’est l’hosto qu’est juste à côté. Le mec prend son temps pour descendre de son perchoir. « Il perd rien pour attendre », que je me dis en fignolant ma réplique. Finalement, il saute à terre, fait le tour de son char à bière et me passe devant sans me voir pour se mettre à discuter le bout de gras avec le loufiat. Avec ses vingt piges et son double-mètre, il doit bien me rendre vingt-cinq kilos, le gonze. Il a des bras comme mes cuisses et des cuisses comme des troncs d’arbre. Sa tête rasée émerge directement de deux énormes épaules à peine recouvertes d’un vestige de ticheurte gris-bizarre. Il est décoré de partout, l’ouvrier, des serpents enroulés sur des poignards pour les avant-bras, un cœur fendu sur le biceps gauche, une poignée d’éclairs sur le biceps droit. J’ai pas bien vu ce qu’il avait comme tatouage sur la poitrine, bicose la forêt de poils luisants de sueur, mais, sur le dos, je pense que c’était un portrait de Beethoven. Ou de Johnny, je suis pas sûr. « Bon », que je me dis, « après tout, y fait que son job, le vulgaire ». Le Doulos, il dit toujours qu’il faut pas toucher aux caves tant qu’il fait jour : il vaut mieux les laisser bosser pour qu’ils puissent se reproduire. Magnanime, je vais me rasseoir. Voilà Monsieur Muscle qui a fini de tailler sa bavette avec le pingouin, qui monte sur son plateau et qui commence à balancer les bidons de bière sur le trottoir. Le tocsin de tout à l’heure, c’était rien à côté de ce ramdam. Ça me remonte par le plexus jusque dans la racine des cheveux, et je sens qu’il va falloir agir pour arrêter le malaise. Compte tenu des impondérables, je ne vois qu’une solution : changer de bistrot. Je me lève pour filer à l’anglaise — pas question de raquer pour un godet avalé vite fait dans un barouf insupportable — quand je vois rappliquer toute une bande de gnards. Rangés deux par deux, surveillés par un pion boutonneux, ils doivent bien être une vingtaine en tout à descendre vers le Luco.  Comme tous les morpions du monde, ils discutent de leurs affaires sans s’occuper de rien. Je me rassieds pour admirer le spectacle. Qu’est-ce que vous voulez, moi, les loupiots, c’est mon faible. Je pourrais passer des heures à regarder et à écouter des gamins jouer dans un jardin. Même qu’une fois, y a des mères qui se sont plaintes au gardien du square et que j’ai dû partir rapidos. Les bourgeoises, ça pige rien aux sentiments. Bref, je suis là à regarder l’avenir de la France se faufiler entre le côté du camion et les futs de bière sur le trottoir. Le mahousse-costaud les regarde aussi. Le défilé des enfants l’a obligé à arrêter son débardage. Il a croisé ses bras et un large sourire illumine son faciès de champion de catch. Il est même pas agacé, le gluge, même pas impatient de reprendre son turf. De temps en temps, d’un doigt gros comme un petit pain, il tape doucement la tête d’un gamin qui passe. Le mioche, étonné, cherche d’où ça peut bien venir. Il lève les yeux, voit le colosse au-dessus de lui qui regarde aussitôt le ciel d’un air innocent, et tout de suite il pige, le Petit Poucet. Alors, le Grand Tatoué et lui, ils rigolent ensemble.

C’est con, hein, mais c’est le genre de truc qui me fout une boule dans la gorge. Je ravale ma salive et je me dis : « Quand il aura fini d’emmerder le monde avec ses tonneaux, le prolétaire, je vais l’inviter à boire un canon. » Le Doulos me le dit souvent : « Dico, ce qui te perdra, c’est les sentiments ».

Bientôt publié :Le Bon, la Brute et les Enfants

  • 4 Mai, ……..     4 – Version proustienne
  • 5 Mai, …….       5 – Version aigre
  • 7 Mai, …….       6 – Version enfantine
  • 8 Mai, ……        7 – Version Série Noire

 

3 réflexions sur « Le Bon, la Brute et les Enfants – 3 – Version argotique »

  1. Merci Antolinos.
    Mais je dois t’avouer que, passé le troisième volume lu dans la chambrée de Mourmelon, je me suis lassé de San Antonio, et surtout de Bérurier. Je lui ai toujours préféré Audiard avec ses télescopages argot/grand style.

  2. L’argot, c’est du Pagnol de Lutèce. On en aurait bien pris un petit gorgeon de plus. Ca rappelle furieusement (furieusement ! mais où vais-je chercher tout ça !) San Antonio, me paraît-il. C’est comme une langue bien connue qu’on n’a pas jactée depuis lurette : il faut trois plombes de remise au jus pour le marmotter à nouveau.
    C’est, dans mon imaginaire, la langue savoureuse (savoureuse ! Quand même !) du titi parisien. Je me poilerais comme un bossu d’entendre une plaidoirie d’avocat en argot, tiens.

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