La fin de l’écriture

La fin de l’écriture suivie de La fin de la lecture
par Lorenzo dell’Acqua

Cher ami,

         Avez-vous su que pour sa centième édition, la NRF a demandé à Marcel Proust de lui transmettre son œuvre avec la dictée vocale de son iPhone ? Grâce à la nouvelle fonction lecture orale, ses admirateurs pourront désormais entendre la voix de l’auteur lisant lui-même son texte. L’idée est a priori excellente et je ne saurais trop vous inciter à y réfléchir. Votre blog lu de votre voix enrouée, cela devrait faire un tabac dans les manufactures.

         J’ai donc déjeuné avec mon ami Marcel Proust qui ne parvenait pas à écrire son premier chapitre en utilisant la dictée vocale. Chaque fois, l’appareil inscrivait : « Longtemps, je me suis couché de bonheur »1. J’avais beau lui dire que ce n’était pas si mal, il ne voulait rien savoir. J’ai tenté de l’amadouer en lui expliquant que certains de ses collègues étaient encore plus mal lotis comme Alain-Fournier lui aussi bloqué à la première ligne du Grand Mot (Meaulnes, NDLR) : « Il arriva chez nous un dimanche de novembre un, huit, neuf, trois petits points« 2, qui ne lui convenait pas. Même désillusion chez Gérard (de Nerval, NDLR) pour son poème « El Desdichado »3 assorti d’une vulgarité à ne pas mettre entre toutes les mains :

Elle baise dix chats de dos

Je suis la trainée bleue, la veuve, l’inconsolée
Le Prince d’acquis ternes à l’atour aboli
Ma seule étole est morte et ma lutte contestée
Porte le soleil noir de la Mélenchonnerie
 

 Et ce pauvre Louis4 ! Il ne méritait pas pareil opprobre pour l’un des plus beaux poèmes de la littérature française. Encore qu’en terme de vertu, il ne soit pas une référence.

Heureux celui qui meurt, Mémé

 Ô mon jars-dindon frais, c’est bon
Mon ancêtre, mon garçon sombre,
Mon ciel haut  et toi le sans-nom
Ma barque au loin, six mousses à raser

On trouve ainsi par-ci, par-là, des traces négligées par les historiens et les académiciens comme ce rejet précoce des romains pour les transports en commun : Va des Metro, Satanas. Et je vous livre en vrac des trésors de notre patrimoine littéraire maltraité par les nouvelles technologies si coutumières à nos descendants … La guerre des Trois n’aura pas lieu mais la Lutte des Glaces, si ! Ou encore, d’un gastronome belliqueux du moyen-âge : Je préfère les conflits de canards aux combats de coqs, et enfin ce commentaire d’un voyageur du temps jadis amoureux de l’Espagne : Bien que les ibères soient rudes et les grenadins dévots ….

Paul-Jean Toulet a du être hospitalisé après la transformation édifiante de son célèbre poème En Arles5 à l’épreuve du baccalauréat de français 2035 :

En armes où sont les bathyscaphes ?

Personne n’a encore osé lui dire qu’il avait échappé de justesse à cette autre hérésie répétant l’adverbe quand en fin et début de vers successifs. Une honte ! Il serait mort sur le coup s’il l’avait su.

Dans Arles où sont les valises quand
quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses.

Pire encore, cette vengeance provenant à coup sûr d’un mauvais esprit de chez Gallimard : il ou elle a osé ce que personne n’avait osé :

Dans Arles où sont les asiles cancans
L’ombre est rouge, sous le Moulin Rouge

Apollinaire avait été mieux loti si l’on excepte le début de son poème L’Adieu6 qui prend une inflexion plus mécanique que poétique. On est d’ailleurs surpris par l’étendue des connaissances automobiles de la dictée vocale. Pour le reste, c’est assez fidèle à l’original

L’A 2

GTI ce verre de bière
L’auto neuve est morte, souviens-tank
Nous ne nous enverrons plus sur terre
Audi deux-temps, joint de culasse
Et souviens-toi que je t’attends

Plus près de nous, Jacques Prévert7 (quel original, ce Prévert !) semblait très satisfait de cette transcription iconoclaste qui ne manque pas de piquant …

Il pleuvait sans cesse sur ma veste ce jour-là
Ne pleure pas, Barbe-à-Papa,
Les feuilles mortes se ramassent à l’appel
Les souris et les rats gras aussi
Et l’éléphant les emporte dans la nuit froide de l’inuite
 

Il en est un seul qui s’en sorte bien, et même très bien, c’est Roland Barthes : son texte en dictée vocale est certes différent mais tout aussi inhabitable (imbitable, NDLR) que l’original. Il nous a semblé inutile de le reproduire ici, la majorité de nos lecteurs pourtant érudits étant incapable de distinguer l’un de l’autre. C’est, comme le disait mon iPhone, du pur char à bras.

Après l’écriture révolutionnée par la dictée vocale, j’ai découvert sur mon dernier modèle d’iPhone une fonction encore plus révolutionnaire : la lecture orale. Comment ça marche ? C’est très simple. Quand vous recevez un sms ou un mail ou un texte en pièce jointe, il vous suffit d’activer la fonction lecture orale. Elle est facile à trouver, c’est la même icône que celle de la dictée vocale mais inversée tête-bêche. Plus besoin de savoir lire ! Une voix féminine que vous reconnaissez (c’est celle de votre GPS qui vous a égaré en plein mois de décembre sur la route enneigée du Mont Aigoual) vous annonce que vous allez être imposé de dix pour cent supplémentaires en raison d’un retard de paiement de vos impôts locaux. Vous pouvez lui murmurer merci mais assurez-vous que votre réponse est bien partie avant que ne s’inscrive aussi sur ce mail le hurlement de fureur en trois syllabes SA-LO-PE que vous n’avez pas pu réfréner.

Ma petite fille a lu ou plutôt écouté le premier chapitre d’A la Recherche du Tempo Perdu. Elle a regretté l’absence d’accompagnement musical qui aurait comblé les creux : « Au moins avec Michael Jackson, il y a toujours quelque chose à entendre même quand il ne dit rien ». J’ai pris très au sérieux cette réflexion de ma petite fille qui est sortie Major de Normale Sup. Les temps ont changé, certes, mais il me semble irréaliste d’envisager sonoriser le livre de Marcel avec un orchestre pop en fond musical. De toute façon, il n’en existerait pas assez.

Après ce nouveau coup du sort qui signait la fin de notre culture, littéraire au moins, Marcel, Michel qui passait par là (Houellebecq, NDLR) et moi, nous n’avons pas pris un café mais un Calvados va sano (boisson inconnue, NDLR).

Notes
1— Longtemps, je me suis couché de bonne heure

2— Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189 …

3— El Desdichado
Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

4— Heureux celui qui meurt d’aimer
O mon jardin d’eau fraîche et d’ombre
Ma danse d’être mon cœur sombre
Mon ciel des étoiles sans nombre
Ma barque au loin douce à ramer

5— Dans Arles, où sont les Aliscans,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,
Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd ;

6— J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t ‘en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends

7— ll pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Ne pleure pas Barbara
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
les souvenirs et les regrets aussi
et le vent du nord les emporte
dans la nuit froide de l’oubli

Bientôt publié

  • Demain, ………. Big Bang
  • 25 Mar, ………….Le Chant du Loup – Critique aisée n°156
  • 26 Mar, ………… Please do not disturb
  • 27 Mar, ………….La traversée de Paris

 

Une réflexion sur « La fin de l’écriture »

  1. Alors ça c’est trop fort pour moi. Autant j’aime la poésie, autant je m’abstiens d’en faire hormis des vers de mirliton pour déconner.
    Mais où va-t-il donc pêcher tout ça, notre fameux Lorenzo dell’acqua, qui semble écrire même après sa mort, et toucher à toutes les disciplines…?
    Beau travail, donc… encore!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *