Jeu d’écriture. (Critique aisée 33)

 -On me dit que tu voudrais écrire? C’est nouveau ça ! Mais écrire quoi?

 -Je ne sais pas…juste écrire…

-Écrire tes mémoires? C’est ridicule! Tu n’en as pas!

 -Pas forcément des mémoires. Des histoires, des souvenirs, je ne sais pas vraiment…ce serait juste histoire d’écrire.

-Ecrire n’importe quoi, alors. Bon, si tu ne sais pas encore quoi écrire, tu sais peut-être pourquoi tu veux écrire. Alors pourquoi?

 -Je ne sais pas vraiment…

-Dis-donc, tu ne sais pas grand-chose!

 -…peut-être d’abord pour me faire plaisir. Quand je travaillais, j’aimais bien rédiger mes rapports, soigner un peu les phrases, chasser les répétitions, les clichés, les lourdeurs. Ça me plaisait. Quand je n’ai plus eu de rapports à écrire, j’en ai ressenti une sorte de manque.

-Je te demande pardon, mais les quelques milliers de pages que tu as pu écrire sur les incendies, les explosions et les catastrophes diverses n’ont jamais été très passionnantes. Ça n’a pas dû manquer à grand monde.

 -Non, bien sûr. Mais pour moi, c’était un exercice: tenter de faire des phrases correctes sur des thèmes imposés, décrire de la façon la plus claire et la plus précise possible des installations ou des événements par ailleurs sans grand intérêt, trouver de temps en temps une forme élégante tout en restant sèchement professionnel, cacher parfois l’ignorance ou l’incertitude sous une ambiguïté subtile et hypocrite, ….j’avais bien conscience que la raison d’être de mes rapports et la qualité de la plupart de mes lecteurs rendaient plutôt vaines toutes ces finesses, mais je les recherchais quand même.
Vanité? Fatuité? Quelqu’un me l’a dit…

-Mouais…Bon. Considérons que c’était  un échauffement, un exercice, un peu comme le programme imposé du patineur. Et maintenant que tu t’es échauffé pendant trente ans, tu voudrais passer au programme libre.
Mais, tu disais « écrire pour me faire plaisir ». C’est tout?

-Non, c’était aussi, au début, seulementpour me souvenir. Il y a trois ou quatre ans, une obsession m’avait envahi, celle de perdre la mémoire. J’avais donc entrepris de me le prouver, ou de prouver le contraire, en commençant un journal. J’avais en tête de le relire de temps en temps, mettons tous les six mois, pour vérifier si je perdais vraiment ou non le souvenir de ce qui s’était passé. J’ai tenu ce journal deux ou trois ans, mais de façon très irrégulière. Tout en me confirmant qu’effectivement mes souvenirs s’effacaient très vite, ce qui n’est qu’un moyen détourné de dire que je perdais la mémoire, ce journal m’a permis de me rendre compte que, par contre, d’autres revenaient. (Il paraît que c’est classique: mémoire immédiate et mémoire ancienne, mémoire volontaire et mémoire involontaire…) Alors, à la fois pour le plaisir de forger des phrases et pour le besoin de fixer sur le papier quelques souvenirs, je me suis mis à écrire des anecdotes que je reconstruisais au fur et à mesure.
Ça m’a bien plu. J’ai continué.

-Donc, la réalité, ce n’est pas que tu voudrais écrire, mais bien que tu écris. Et tu dis que c’est pour combiner l’utile, fixer des souvenirs, et l’agréable, forger des phrases.

-C’est vrai. Quand j’écris, il arrive parfois que le clavier soit en forme. Alors, j’ai l’impression d’être Oscar Peterson devant son piano. C’est un grand plaisir, malheureusement rare et éphémère.

-Mais moi, je parierais qu’il y a d’autres raisons et je crois les connaitre. Elles sont plus difficiles à dire, n’est-ce pas?

-Non, je ne vois pas. Vraiment….

-Allons, allons. Dans cette soif d’écriture, est-ce qu’il n’y a pas un peu de volonté de laisser une trace, si petite soit-elle? Un peu de désir d’expliquer qui tu es, qui tu as été?  Orienter peut-être le souvenir que, pendant quelques instants, ceux qui t’auront connu garderont de toi? Peut-être aussi un peu de vanité, un peu d’envie de montrer quelle vie intéressante tu as pu avoir ? Je me souviens que tu avais noté cette citation de Conrad: « Écrire, c’est dire  » j’ai vécu, j’ai existé » ». Alors, tu vois mieux maintenant?

-Tu dois avoir raison, mais en partie seulement, car ces motivations que tu nommes désir ou vanité ne sont venues qu’après, bien après. Et elles restent au second plan.

-Mouais… Tu dis que tu veux écrire, que tu écris pour ton propre plaisir, mais pas seulement. Ce qui explique pourquoi tu ne te limites pas aux délices de l’écriture et aux plaisirs solitaires de la lecture et relecture de tes propres œuvres.
Car en plus tu diffuses, tu publies !

-C’est venu comme ça, naturellement. Tout d’abord par une amie, qui a fait partie de mes premiers lecteurs, qui m’a beaucoup encouragé, et qui, en sorte de cadeau tardif d’anniversaire (et d’anniversaire tardif) m’a offert l’édition à compte d’auteur de mes premières histoires. Pratiquement à la même époque, je me suis dit qu’un blog serait amusant à tenir et permettrait de diffuser un peu plus mes petites aventures, en même temps que les créations de Sébastien. En construisant le Journal des Coutheillas, je n’imaginais pas que ce machin envahirait ma vie à ce point.

-Il parait aussi que tu fréquentes un cours d’écriture !

-Pas un cours, non. Le terme exact est « Atelier d’écriture littéraire ». Cela réunit une dizaine de personnes et ça se passe sous l’autorité d’une animatrice qui présente un texte court, choisi comme illustration d’un thème, d’un sujet, d’une forme ou d’un style qui nous est ensuite imposé pour rédiger dans les trois quarts d’heure qui suivent un texte personnel. Chacun lira ensuite son texte et recueillera les commentaires de l’animatrice et des autres participants. Je trouve ces séances formatrices et intéressantes et même parfois amusantes.
Formatrices, principalement du fait des contraintes de forme et de temps qui sont imposées et, parfois, des commentaires suscités par les textes.
Intéressantes, à cause de la grande diversité des participants en âge, personnalité, éducation, culture, histoire personnelle …
Amusantes, pour ces mêmes raisons, qui conduisent parfois à des textes surprenants.
Ce n’est pas véritablement un cours d’écriture, ça ne veut pas l’être, mais j’y apprends pas mal de choses, en particulier la recherche d’une forme, d’un point de vue, d’une chute.

-Bon, d’accord. Et tout ça va t’amener où ? A de véritables publications, à un roman, à la reconnaissance, la notoriété ?

-M’amener où ? Mais, en faisant tout cela, je n’ai ni l’intention ni l’impression d’aller quelque part. Je t’ai donné mes raisons: plaisir d’écrire, volonté de fixer quelques souvenirs et, ce faisant, d’en retrouver davantage, raconter sans être interrompu (ni même peut être lu) des petites histoires que je voudrais pas trop banales et parfois un peu drôles. Aujourd’hui, je peux y ajouter une nouvelle envie, sans doute signe d’âge, celle de donner mon avis un peu sur tout : cinéma, littérature, architecture, façons de vivre et de parler, etc… mais pas sur la politique (non, pas sur la politique, quoiqu’il ne faille jamais dire fontaine …).
Maintenant que tu m’y fais penser, il y a quelque chose que j’aimerais réussir à faire : écrire une nouvelle, une seule, une vraie. Un texte achevé, fermé, bouclé, auquel on ne pourrait rien ajouter ni retrancher sans l’abîmer. Un texte qui ne sortirait pas de mes souvenirs, mais de mon imagination. Pas un texte profond, ni nécessairement drôle, mais un texte léger, fluide, facile.
Pas un texte formateur, moralisateur ou didactique, mais un texte intelligent. Pas une gaudriole ni une pirouette, mais un texte qui reste en l’air quelques instants quand on a fini de le lire. Une nouvelle, quoi !

-Eh bien, ça, mon vieux, c’est pas demain la veille !

11 réflexions sur « Jeu d’écriture. (Critique aisée 33) »

  1. Ce commentaire s’adresse à Monsieur Alter.
    Et pourtant, sans que je sois un grand connaisseur en matière de littérature, je comprends ce qu’est une nouvelle, et je pense avoir parfois trouvé dans le JDC des récits qui n’étaient pas loin d’en être une. Une présentation différente du texte, non le commentaire ou l’interprétation d’une image ou d’un souvenir pré-défini, mais le simple texte se suffisant à lui-même, bien travaillé, et la nouvelle était là. Un exemple parmi d’autres car j’anticipe la question qui suivra: « Trois garçons se rendant au bal » (je crois que c’était le titre) était proche d’une bonne nouvelle une fois débarrassée de la photo d’introduction. Le texte demandait peut-être à être étoffé un peu, mais la créativité de l’auteur était là et l’imagination du lecteur au rendez-vous.

  2. PatSue:
     » Le couronnement sera quand la Nouvelle, son rêve, nous sera livrée. »
    Mais comme dit l’alter de mon ego: « C’est pas demain la veille »

  3. Je reprends mon commentaire précédent (ce sera donc le n°9 dans la série) interrompu pour cause de conférence du Chef de l’Etat, pas mauvais lui non plus dans l’art de confectionner sa macédoine. Je disais donc précédemment que l’auteur d’un texte doit rechercher l’harmonie qui lui convienne et qui convienne au lecteur. Bon! Mais alors comment cette réflexion concerne le Jeu d’Ecriture de Philippe car je n’ai pas oublié ce point de départ. Eh bien, je crois pouvoir dire que, avec une sensibilité et un jugement qui n’engagent que moi, depuis le début du JDC la macédoine qui nous est servie par Philippe flatte de mieux en mieux nos papilles gustatives. Parfois on trouve une bonne application de la recette standard. C’est déjà ça. D’autres fois, la créativité du chef se manifeste. C’est bien mieux. Le choix et la proportion des légumes, la couleur et la saveur de la composition, liée par une excellente mayonnaise, entrent en harmonie. C’est dans cette direction que nous, lecteur, souhaitons que les écrits de Philippe s’orientent. L’acquisition des étoiles au Michelin est un long processus. Le couronnement sera quand la Nouvelle, son rêve, nous sera livrée.

  4. Voilà que René-Jean introduit dans le débat, si j’ai bien compris son propos, une dimension nouvelle, inattendue, culinaire cette fois. Car la macédoine, aussi appelée jardinière, est un mets apprécié des gourmets qui se compose d’un mélange de légumes cuits, essentiellement des petits pois, des carottes, des navets, des patates, etc. (chaque chef à ses préférences), généralement servi froid avec une mayonnaise, comme une salade. La jardinière, elle, est plutôt servie chaude, pour accompagner un rôti de veau par exemple. L’avantage d’une macédoine ou d’une jardinière réside dans le fait qu’avec un seul plat on peut absorber les cinq légumes obligatoires pour l’apport quotidien des vitamines indispensables (nous disent les nutritionnistes). Mais la subtilité de ce mets réside dans le parfait équilibre à établir entre chaque légume pour obtenir une parfaite harmonie entre les différents goûts de chacun, sans que l’un l’emporte sur les autres. Il est absolument essentiel que chaque légume soit bien frais, sinon le goût final s’en ressentira. Comme pour toute composition basée sur un mélange d’éléments, que ce soit en musique, en parfumerie, en art floral, en gastronomie bien sûr, etc., l’harmonie finale de l’ensemble doit être le but recherché. Sinon c’est la cacophonie, pire, le mauvais goût. C’est à cette harmonie parfaite qu’on reconnaît le grand compositeur. Il aura su placer chaque note (en musique ou en parfumerie), ou bien chaque couleur, chaque saveur, etc., à sa place avec la bonne dose. Eh bien moi, j’affirme ici qu’un texte est une macédoine de mots! Merci à René-Jean de me permettre ce rappel. Les règles de la composition valables pour la musique, la parfumerie ou la gastronomie, pour ne retenir que ces arts là, c’est à dire la recherche d’une harmonie parfaite qui convienne à la fois à l’auteur et au récepteur, s’appliquent aussi à la composition littéraire. Et qu’on ne vienne pas me dire que tout ça est de la pâtée pour chien et chat! Harmonie, le maître mot!

  5. Démosthènes vs. Philippe II de Macédoine!
    Ce petit tour chez les Grecs nous met la barre bien haute!
    Quant à l’évocation des altercations Sartre/Camus, mieux positionnés que nous, j’ai peur d’être associé au ‘faisan’ si bien descendu par Onfray.
    Comme lui, je préfère mille fois Camus à Sartre, même si je le cite, pour les besoins de ma cause.
    En tout cas, je suis content de savoir que Demosthènes s’y est repris 4 fois en 10 ans pour mobiliser les Athéniens endormis contre les troupes du Macédonien!
    Quelle salade! (je n’y peux rien C + fort que moi! c’était trop facile!)
    J’espère parvenir à formuler ma contre-réponse plus rapidement que Démosthènes, j’y travaille dur!

  6. La réponse de Philippe (que je viens de lire) à la dissertation de René-Jean me fait dire que nous entrevoyons ici une très, très gentille philippique! Ouf! J’ai pu enfin le placer celui-là, philippique, c’est un chouette mot, non? même s’il ne convient pas parfaitement à ce noble échange intellectuel digne de la querelle entre Sartre et Camus, je suis quand même content d’avoir pu placer « philippique » dans le JDC! C’est trop cool!

  7. Depuis que tu as décidé d’intervenir en commentant les articles de mon blog, ce dont je te sais gré, tes commentaires sont de plus en plus réfléchis et soignés dans leur formulation. Débarrassés des incidentes, parenthèses, plaisanteries, calembours qui émaillaient tes correspondances d’avant-blog, ils n’en sont que plus intéressants à lire.
    Donc bravo, et merci, on en redemande.

    Cela ne signifie pas que je sois nécessairement d’accord avec les thèses que soutient, d’autres diraient: qu’affirme, ton dernier commentaire.
    Bien sur, il est solidement construit et sous-tendu par une habile logique. Et quand on dit « habile » pour une logique, c’est qu’on a une réserve sur la logique elle-même.

    Tu dis, dans cet ordre, que:

    1-d’après « Jeu d’écriture », mes motivations sont les suivantes:
    a) conserver la mémoire
    b) développer mon imagination

    2-que cultiver la mémoire et développer l’imagination sont des objectifs contradictoires.

    3-que se donner de bons outils d’écriture ne permet pas d’obtenir la notoriété.

    4-que c’est le lecteur qui crée comme il l’entend le sens du texte écrit par l’auteur

    5-qu’en conséquence, l’écriture ne permet pas d’obtenir la notoriété

    6-que ce qu’on comprend d’Hugo, Proust et Homère est très différent de ce qu’ils croyaient y avoir mis

    7-que la preuve de cela réside dans le fait qu’à travers les âges, les régions et les religions, les écritures saintes ont été interprétées selon les besoins de la cause

    8-que la sérénité universelle serait atteinte par l’acceptation du dogme de l’incommunicabilité

    9-que l’écriture peut être un plaisir solitaire et la correspondance un plaisir à deux

    10-que la lecture élargit les points de vue

    Pour être bref, je vais te donner mes impressions en référence aux numéros cités ci-dessus, ce qui a l’avantage de la brièveté mais l’inconvénient d’imposer des allers et retours verticaux désagréables dans ce texte. Tant pis. Allons-y.

    1- à peu près d’accord, mais plus exact aurait été : 1)mémoire – 2)plaisir d’écrire – 3)souhait idéal d’écrire une nouvelle d’imagination, une seule, mais parfaite.

    2-presque d’accord, la recherche des souvenirs peut envahir le temps et empêcher le recherche de l’imaginaire, autrement dit, on ne peut pas tout faire.

    3-d’accord, ce n’est pas suffisant, sans cela tous les profs de français seraient des écrivains. Mais ce n’est pas non plus un frein. Et, de toute façon, qui a dit que je recherchais la notoriété en dehors de ma vingtaine de lecteurs du blog et de ma trentaine de lecteurs du forum d’écriture auquel je participe ?

    4-pas d’accord, et ce n’est pas en appelant Sartre le faisan et Eco le pédant à la rescousse que cette affirmation passera. Je peux l’admettre pour les essais, les thèses, les messages politiques ou publicitaires, et ce en vertu en particulier de la loi du biais cognitif de Bacon. Je peux encore l’admettre à la rigueur pour la poésie, les haïku, les anamnèses, certains aphorismes, certaines blagues. Mais pas pour le roman, le récit et autres œuvres écrites développées. Pour eux, c’est tout l’art de l’écrivain d’amener le lecteur où il veut en le faisant passer par les chemins émotionnels qu’il a choisi. Ça marche ou ça ne marche pas, mais il y a peu de place pour le travail du lecteur.

    5-je ne vois pas en quoi 4 permet d’écrire 5, et de toute façon, la notoriété …(voir 3 ci-dessus)

    6-si quelques intentions mises par de tels auteurs peuvent rester cachées, effacées par le temps ou les changements de civilisations, si quelques intentions non voulues peuvent être rajoutées par ignorance du contexte de la création par certains lecteurs, ces divergences ne sont que très marginales. Affirmation ? D’accord. Mais pas plus que 4 ou 6.

    7-cet inévitable détour égratignant par les religions ne me paraît pas très probant, car le caractère particulier des écrits religieux empêche la généralisation que tu voudrais faire. C’est pour moi la nature des textes religieux d’être ambigus, à des fins d’interprétation opportunistes (version paranoïaque) ou à des fins poétiques (version bisounours).

    8-je n’ai jamais bien compris cette tienne théorie. Que les gens ne puissent communiquer entre eux, c’est à dire, pour moi, qu’ils ne se comprennent pas, serait plutôt une source de conflits que de paix universelle.

    9-parfaitement d’accord

    10-encore une fois, parfaitement d’accord et bien plus que ça, car la lecture d’un livre ne permet pas d’augmenter notre vision de un sept milliardième à deux sept milliardièmes, mais de un à cent ou mille ou un million selon le nombre de lecteurs du livre en question qui lui auront été sensibles. (Mathématiquement, c’est faux, mais c’est plus facile à dire comme ça)

    Remarque générale: compte tenu de ta facilité d’écriture, des choses que tu as à dire et des avis que tu as à donner, je me demande ce que tu attends pour créer ton propre blog et y publier tes écrits, tes humeurs, les affiches de ton père, etc…(Tu pourrais aussi publier tout ça sur Facebook) et avoir ainsi des retours.

  8. Ouahhh! Là, René-Jean a fait fort! On est plus dans le commentaire avare mais plutôt dans la dissertation d’hypokhâgne. Bravo! ça me plait. Car, si « lui, Philippe » a décidé de fendre l’armure par le jeu de l’écriture, partagée dans un blog, donc assumée, invitant à une réponse, d’abord sachons lui en être gré, ne soyons pas mesquin, goûtons notre plaisir, entrons dans le jeu, jouons notre partie sans modération (côté blog il n’y en a pas à ma connaissance jusqu’à ce jour), soyons communicologue en français ou en québécois, et même en verlan si c’est notre langue, mais soyons spontané et livrons une partie de nous même au passage. Ugh! J’ai parlé!

  9. Après les crudités, fort appétissantes, d’hier, enfin le plat de viande tant attendu!

    Il y a, dans cette ‘entrée,’ (prise dans les deux sens: – plat principal en Amérique et – ouverture de l’âme) de quoi rassasier un omnivore de textes autocritiques et de propos bien mûris. Bravo!

    Merci Philippe de nous révéler ainsi ta boite à outils.

    Son élément principal, son moteur, ce qui fait tourner ta tête, (comme dans la chanson de Piaf), c’est Toi, ton manège à toi…!

    En suivant ce chemin cruciforme de la confession où t’ont précédé Saint-Augustin et Rousseau dont tu vénères sûrement les écrits, ce souvenir de rêves dignes d’être évoqués sur un divan à clous de fakir viennois (pour plagier Gilbert!) nous permet de découvrir tes motivations: 1) conserver ta mémoire et 2) développer ton imagination (si mes propres mécanismes de perception ne déforment pas tes propos!)

    Vouloir marier mémoire et imagination est un de ces paradoxes que j’adore!
    D’une part, rester en vue des ports que tu as l’habitude de fréquenter lors de tes cabotages (du navigateur anglais, Lord Cabott premier européen à avoir longé, à partir de la Nouvelle Écosse, la côte Atlantique Nord du Continent Américain) et, d’autre part, mettre le cap sur la ligne d’horizon (que les Anciens assimilaient au bord d’une assiette ou à la fin du monde) courant ainsi le risque, aujourd’hui encore plausible, de te retrouver sur la crête des chutes du Niagara ou celles, encore plus imposantes, du lac Victoria.

    Te donner de bons outils, apprendre à les manier avec dextérité et en préciser la portée avec grande minutie est une méthode admirable.

    Toutefois, entrainé, malgré moi, par la boutade du théologien et sociologue californien, Peter Berger: « En sciences comme en amours, la concentration sur les méthodes et les techniques conduit à l’impuissance, » j’ai tendance à penser que cette activité te permettra de virevolter avec encore plus de désinvolture (à la Belmondo!), d’aisance et d’élégance (si c’est possible!) dans les cafés des ports que tu connais bien sans pour autant te doter du deltaplane ou de l’ULM, (qui a donné son nom à la rue que cherchait la banlieusarde paumée dans ton quartier) qui te permettra de transcender les frontières de l’imaginaire.

    Même doté de tous les instruments académiques que le tout Paris d’aujourd’hui peut offrir à un amoureux de la langue du terroir francilien, l’écrivain le plus brillant qui soit ne pourra s’assurer qu’une notoriété éphémère, inscrite qu’elle est dans la mouvance des tendances dominantes!

    Le point aveugle de l’introspection – exercice incontournable de tout observateur qui sait que ce qu’il observe est davantage le fruit de sa mémoire et de son imagination que le sujet ou l’objet sur lequel il focalise son attention – que Philippe nous propose est le lecteur, seul pourvoyeur de sens, que PatSue évoque en soulignant, en bon communicologue, que ‘si l’écriture est une chose…, la lecture une autre…!’

    Sartre, dans ‘Qu’est-ce que la Litterature’ disait dès 1947 que « l’œuvre littéraire est une co-production de l’auteur et du lecteur. »

    Umberto Eco, sémiologue italien – qui conçoit ses œuvres dans l’ombre du Vatican -, complète et précise cette idée dans un très grand nombre d’ouvrages comme: ‘L’œuvre ouverte,’ ‘La production des signes’ (rôle de l’écrivain) et ‘le rôle du lecteur, Lector in Fabula.’

    Dans la même ligne de pensée, le biologiste américain, René Dubos (qui aurait pu être humoriste en France aux côtés de Raymond Devos et Guy Bedos) précise avec grande justesse et pertinence que si l’écrivain fournit le squelette de l’œuvre par son texte, le lecteur lui fournit sa chère par l’interprétation qu’il en fait.

    Pour les amateurs du Psy-Suisse, Rorschah, l’interprétation est le privilège exclusif du patient-lecteur qui invente, selon ses frustrations et leur intensité, la signification des taches d’encre qu’on lui présente au cours de tests permettant de diagnostiquer son niveau de schizophrénie ou de fabulation (retour à Umberto et son Lector)!

    On sait qu’avant que Rosette trouve sa pierre tous les hiéroglyphes égyptiens étaient, comme ces taches d’encre, dépourvus de signification intrinsèque.

    Toutes ces élucubrations que je pourrais poursuivre ‘ad nauseam’ (si ce n’est déjà fait!) nous interdisent de penser qu’écrire peut conduire à la notoriété ou à l’éternité.
    Ce qui est lu est avant tout le fruit de la mémoire et de l’imagination du lecteur, tout comme n’importe quel phénomène observé est le fruit de la mémoire et de l’imagination de l’observateur et non le sens intrinsèque du sujet, de l’objet ou du texte observés.

    Ce texte, comme l’a dit Dubos, n’est qu’un squelette qui, s’il n’est pas brulé lors d’un autodafé ou enfoui sous la poussière des tablettes ou des étagères des bibliothèques, est déconstruit, reconstruit et réincarné par ses éventuels lecteurs, selon leur grille de lecture (qui peut aussi bien enjoliver le texte ou le réduire à peu, comme le stipule ‘la loi de variété requise’ d’Ashby).

    N’entend-t-on pas souvent les écrivains se plaindre que leurs critiques, comme leurs fans (s’ils sont honnêtes) n’ont pas lu « le même texte que celui qu’ils croyaient avoir écrit! »

    L’écriture ne peut donc générer la notoriété car ce que les lecteurs y admirent n’est rien d’autre que ce qu’ils projettent sur les textes qu’ils lisent. Une œuvre est une auberge espagnole où l’on ne trouve que ce que l’on y apporte!

    Si une telle métamorphose (passage du sens recherché par l’auteur au sens projeté par le lecteur) se passe du vivant de l’auteur qui, comme Einstein, voit ses géniales trouvailles utilisées par ses contemporains à des fins diaboliques qu’il n’imaginait pas, elle est encore plus magistrale (bien qu’imperceptible et donc non-dénoncée) une fois que la mort a dépouillé l’auteur de sa capacité de démentir les distorsions qui bouleversent le sens de ses propos. Certes, on peut lire du Victor Hugo, du Proust et même du Homère mais ce qu’on croit lire n’a pas grand’ chose à voir avec ce que ces auteurs croyaient avoir écrit.

    L’une des preuves que je puisse apporter pour étayer mes scabreux propos est celle des Saintes Écritures.

    Deux choses me frappent alors.
    Tout d’abord leur remarquable longévité dans l’histoire de l’Occident.
    MacLuhan qui, de Protestant est devenu catholique, nous donne une piste d’explication par sa fameuse affirmation « The Medium Is the Message, » tout comme l’hostie est le Christ!
    Les Évangiles, Ancien et Nouveau Testaments, ont été écrits sur un support que le climat qui prévaut au Moyen Orient et en Méditerranée n’a pas affecté. Ce qui explique pourquoi on parle encore des religions du Livre alors que l’on ne parle plus des religions des Vikings dont les artefacts ont été détruits par les gels et dégels incessants ou des religions des Pygmées dont les supports n’ont pas résisté à l’humidité qui règne dans les forêts équatoriales.
    Ensuite, s’il n’y a de civilisations durables ou à rides que dans les climats secs et arides, le plus important, pour supporter mon argumentation est la multiplicité des sens qu’ont pris ces Saintes Écritures.
    Eco, comme Philippe, soutient qu’un bon auteur peut, en usant de tous les subterfuges de l’écriture sophistiquée, fermer le sens d’un texte et empêcher qu’il prête le flanc au développement des fantasmes (fabula) de ses lecteurs.
    C’est aussi pour cela que je me suis permis de rappeler qu’Éco se fait l’écho du Vatican.
    Les Papes, avant leur décès ou retraite, s’assurent que le sens – qu’en bons ventriloques ils prétendent être celui que Dieu a conféré aux Saintes Écritures – soit bien respecté au cours de leur mandat. Ils cadenassent donc le sens des saints textes par toutes sortes d’injonctions sanctionnées, non par les manœuvres purement symboliques des gardes suisses du Vatican mais par l’excommunication. Cette arme s’est avérée beaucoup plus puissante que d’éventuelles divisions armées dont Staline soulignait l’inexistence mais qui, sous le haut commandement d’un Pape polonais, ont quand même mis fin au Soviétisme.
    Si les écritures catholiques semblent avoir un sens inamovible parce qu’intrinsèque c’est parce que l’Église est bien organisée et bien renseignée par l’amalgame anonyme qu’elle fait des confessions (qui font l’envie de la CIA, du KGB, du M 6, etc.)
    Toutefois, si l’église romaine se maintient avec un certain succès dans l’opinion bien gérée de ses ouailles malgré sa rigidité, ça n’a pas toujours été le cas et ça ne l’est pas pour tous aujourd’hui.
    Chez les Protestants qui ne croient pas en l’Eucharistie et au sens intrinsèque des symboles, on semble penser que le sens réside bien dans la tête et le cœur des fidèles (harts and minds), le pasteur est une sorte d’animateur réconciliateur des interprétations de la Bible par les membres de sa paroisse.
    S’il y a de nouvelles divergences d’interprétation au sein d’une congrégation, elle se sépare et se lance à la Conquête de l’Ouest! Pour eux, le sens n’est donc pas dans le texte mais dans la tête des croyants.
    Dans le Judaïsme, la Torah est là, bien conservée et multipliée à souhaits, mais son sens dépend de la lecture qu’en font les Rabins. Ce n’est pas pour rien que l’on parle à son égard de la Religion du Commentaire!
    Quant au Coran, il tient la vedette depuis la révolution d’Iran (79-80) réactivé qu’il a été par les attentats du 9/11/01. Je n’ai pas besoin de vous faire un long discours pour souligner que ses versets n’ont pas la même signification pour tous les Musulmans du monde.

    Si le décryptage des Saintes Écritures varie en fonction des ordres, des sectes, des écoles, des communautés, etc. pour le reste, il y a autant d’interprétations que de lecteurs et, comme on se baigne rarement dans la même rivière, il y a fort à parier que le sens que nous avons des uns et des autres, des textes, des images et des choses, change comme nous changeons de chemises.

    Voila qui est bien triste me direz vous?

    Au contraire, je crois que tout irait pour le mieux dans le moins pire des mondes si nous acceptions enfin cet état de fait. Accepter l’incommunicabilité, c’est aussi admettre l’impossibilité d’enfermer l’autre dans notre vision des choses.

    Plus de certitudes à imposer!
    Il nous reste plus qu’à faire confiance à l’autre qui est, comme nous, confronté à ce problème insolvable lors de son passage sur la terre!

    Et, même dans l,incommunicabilité ambiante, tout n’est pas perdu au niveau individuel!
    Ce n’est pas du côté d’une reconnaissance ou notoriété indue qu’il faut chercher, ni s’efforcer d’écrire un bel épitaphe sur une pierre tombale pour laisser un nom durable!

    Philippe a raison d’envisager l’écriture comme un jeu plaisant!
    Tout auteur raisonnable est à la fois auteur et lecteur. En principe, il se relit, parfois plusieurs fois, peaufine son texte, et s’efforce de le rendre plus efficace, au moins à ses yeux! Philippe nous dit bien qu’il se livrait avec plaisir à cet exercice même en préparant ses rapports professionnels.

    Hors des écritures obligatoires, le partenariat auteur-lecteur au sein de la même personne qui écrit et se relit, un peu comme les jeux érotiques solitaires, peut parfois générer des orgasmes intellectuels qui, bien qu’éphémères valent une éternité.
    Si, d’aventures, dans des échanges, jadis épistolaires et aujourd’hui ‘de courriels,’ on tombe sur un (ou une) partenaire qui entre dans notre jeu alors on connait des instants de bonheur qui peuvent rappeler des étreintes amoureuses alors sublimées parce qu’elles se déploient entre deux cœurs et surtout deux esprits.
    Que ce plaisir dépasse ou pas celui d’une étreinte amoureuse, il ne saurait être censuré par les suspicions habituelles qui bornent les relations sexuelles telles que les différences d’appartenance nationale ou régionale, de statut social, d’âge, d’ethnie, ou les obligations, heureusement de plus en plus contournées, de différence de sexe!

    Et PatSue ajoute avec raison qu’à ce ‘jeu’ de l’auteur répond justement ‘la découverte’ de l’autre par le lecteur.

    Avec la retraite, les hypocrisies reliées à l’emploi disparaissent et enfin les gens que nous continuons à fréquenter finissent par apparaître sous un jour plus ‘naturel’ (je n’aime pas les mots qui sonnent faux comme ‘le vrai, le réel, l’authentique!’)

    Et c’est ainsi que je viens de recevoir un ami d’enfance que j’estime beaucoup parce que, parti de rien, grâce à sa persévérance, son habileté, sa patience, voire son acharnement, il est parvenu a avoir quelque chose de valable et à être quelqu’un de très respectable. Toutefois, ses parents par ailleurs très tôt divorcés et ses grands parents adoptifs étaient plutôt mal positionnés dans les réseaux de coerséduction à partir desquels on peut entrevoir comment fonctionne notre société, il m’a avoué n’avoir jamais lu un livre de sa vie. Pas de bibliothèques dans l’environnement familial immédiat et une formation professionnelle où seuls le manuels techniques remplissaient les rayons des bibliothèques reliées à l’enseignement.

    En interagissant pendant quelques semaines avec lui, j’ai enfin compris ce que voulait dire mon collègue, Lucien Sfez lorsqu’il a lancé sa notion de Tautisme.
    Je crois que les gens qui n’ont pas lu de livres et ne veulent pas en lire vivent dans une sorte d’autisme limité à leur propre expérience et celles des membres les plus chers de leur famille immédiate. Lorsqu’ils s’expriment ils projettent un univers très personnel sur la totalité de l’univers en le totalisant ainsi. C’est la totale! ou un autre retour à la loi de variété requise d’Ashby.

    Certes, tout lecteur fait un peu cela, mais en entrecoupant ses informations et ses textes, il peut parfois falsifier (tenter de prouver erronées) les hypothèses qu’il a formulé à partir de ses propres expériences et quelques lectures. Il se confronte aux textes des autres et c’est alors, comme le dit si bien PatSue, que « le lecteur fait des découvertes. »

    Si notre vision du monde n’est que celle d’un sept milliardième de l’humanité, en lisant celles et ceux qui se donnent à lire on peut, dans certaines limites, atteindre deux, trois, quatre, cinq des sept milliards d’individus qui ont leur propre vision de la planète!

    Merci donc à toutes celles et tous ceux qui, comme Philippe, se jettent en pâture aux autres en écrivant leur livre!

    Evidemment, du côté sombre, lorsqu’on écrit, on se livre à l’autre qui peut ainsi se servir de nos propos pour nous écraser.

    Je ne vous parlerai pas de ma dissertation doctorale qui illustre cette thèse au niveau international mais je vous rappellerai un film, ‘The Patriot’ où le héros, Benjamin Martin, incarné par Neil Gibson, contribue de façon décisive à la défaite du Général anglais, Cornwallis en s’emparant de ses mémoires. Il exploite fort astucieusement les informations qu’il y trouve concernant les croyances de Cornwallis sur le fonctionnement des Continentaux durant la guerre d’indépendance des États-Unis.

    « Si, » comme disent les banquiers suisses, « la parole est d’argent, le silence est d’or, » vous avez deviné que si je ne suis pas encore québécois et plus tellement français, je ne suis certainement pas Suisse!

  10. Pourquoi « critique aisée »? J’aurais dit plutôt « confession » ou « aveu », ou encore « sortie du placard », etc. Peu importe, on l’attendait depuis longtemps, bientôt un an.
    Bravo et merci tout de même de nous offrir presque chaque matin un petit moment de découverte, car si l’écriture est une chose, admettons un jeu, la lecture en est une autre, une découverte justement. Celle d’un texte, d’une histoire, celle de son auteur surtout. J’ai eu l’occasion de le dire déjà dans l’un de mes premiers commentaires dans le JDC, et dans un autre plus tard invoquant aussi Conrad et ses Réminiscences.
    Keep it up!

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