Guillaume n’aime pas l’avion – 1

Première partie

Doung !

—La compagnie Delta Airlines vous souhaite la bienvenue à bord de ce Boeing 777 à destination de Paris-Orly. Nous atteindrons notre destination dans sept heures et trente minutes. Le temps sera calme sur l’ensemble du parcours avec un risque de turbulences une heure avant l’arrivée. Vous pouvez dès à présent détacher votre ceinture de sécurité. Un diner vous sera servi dans quelques instants. Le personnel de bord est à votre disposition pour…

Dès le début de l’annonce, les hôtesses avaient commencé à s’agiter, fermant les rideaux qui séparent la classe Business du reste de l’avion, sortant les apéritifs et s’enquérant du confort des passagers. Ce tranquille va et vient du personnel de bord, ces légers bruits de vaisselle, ces murmures polis et familiers, tout cela finissait de rassurer Guillaume. Il avait commencé à se sentir un peu mieux dès qu’il avait perçu, en même temps que la décélération du Boeing, le bruit de ses deux réacteurs qui passait du stade « hurlement rageur » de la montée à celui de « calme vrombissement » de la vitesse de croisière. Mais le début du service de cabine achevait toujours de le convaincre que tout allait bien, car si on servait le champagne, c’était bien la preuve qu’il n’y avait plus de danger.

Guillaume n’aime pas l’avion. Malgré ses centaines de décollages et d’atterrissages et bien qu’aucun incident ne se soit jamais produit sur aucun de ses vols, il n’aime pas l’avion. Il n’aime pas cette idée d’être enfermé dans un gigantesque tube en même temps que deux ou trois cents autres personnes assises sur une énorme citerne de produit hautement inflammable. Il n’aime pas cette idée de n’être qu’un bagage impuissant aux ordres d’un équipage qui, en cas de problème, ne fera que lui déguiser la vérité, celle par exemple que l’avion va immanquablement se casser la figure. Non, Guillaume n’aime pas l’avion. Compte tenu de son métier, c’est plutôt contrariant. Guillaume travaille chez Air France. Il est directeur commercial pour la région Amérique du Nord. Deux à trois fois par mois, il doit traverser l’Atlantique pour se rendre à New York, à Mexico ou à Toronto ou dans n’importe quelle autre ville-escale de ce continent, distante de nombreuses heures de vol de son bureau de Montparnasse. Bien sûr, il voyage toujours en Business, parfois même en First — il a souvent remarqué qu’il se sentait plus en sécurité dans ces classes privilégiées qu’en Economy ; bien sûr, il a suivi deux fois le stage « Apprivoiser l’avion » qu’organise sa compagnie ; bien sûr, il prend régulièrement connaissance des statistiques qui établissent sans conteste qu’en matière de sécurité, le transport aérien l’emporte largement sur tous les autres modes. Et maintenant, grâce à ça, c’est vrai que si le décollage et l’atterrissage restent pour lui des moments d’anxiété, il n’a pratiquement plus peur du tout tant que l’avion reste tranquillement à son altitude de croisière.

A présent qu’il était certain que tout allait bien, il allait pouvoir reprendre avec sa voisine la conversation qu’il avait interrompue quand l’avion avait commencé à prendre de la vitesse sur la piste de l’aéroport Kennedy. « Elle est formidable cette fille, se disait-il. Elle est sympathique, belle, intelligente, gaie, célibataire… Elle est formidable. »

Il l’avait rencontrée une semaine auparavant dans le Paris-New York de 10h20. Il partait pour une tournée de cinq jours — New York, Los Angeles, Miami — et devait rentrer par le vol Miami-Paris du jeudi soir à 20h30. L’altitude de croisière atteinte, ils avaient commencé à discuter, d’abord de rien, du silence de l’Airbus A380, du temps qu’il ferait à New York, puis de tout, de leur métier, de leurs vacances, de leur vie. Il avait appris qu’elle avait trente ans, qu’elle vivait seule à Paris, et qu’elle travaillait dans un grand laboratoire de produits pharmaceutiques. Elle avait passé toute son adolescence à New York où son père tenait un restaurant, et puis, son bac passé, elle était rentrée à Paris pour y faire une prépa et une école de commerce. Trois ou quatre fois par an, elle revenait à New York pour passer quelques jours chez ses parents. Cette fois-ci, elle resterait toute une semaine pour Thanksgiving. Elle rentrerait à Paris par le vol Delta du samedi soir.

Il lui avait raconté sa vie à l’envers : son métier, Directeur Commercial en moins de cinq ans, ses études à Paris, l’École des Mines suivie de Sciences Po, sa jeunesse, la prépa dans un lycée de Bordeaux, ses parents, formidables, leur maison à Arcachon, son enfance, merveilleuse, ses vacances au soleil, et sa petite sœur, mariée, un enfant. Tout en lui parlant, il se rendait bien compte que tout ce qu’il racontait était un peu trop beau, trop facile. Il se disait bien qu’ajouter un peu de modestie, quelques ratages et même un ou deux échecs aurait été bienvenu dans cette trop belle histoire. Mais, il n’y arrivait pas. Après tout, c’était la vérité : il avait tout réussi. Il entendait bien continuer. Plus tard, tandis que les passagers voisins regardaient un film ou se plongeaient dans un magazine, ils avaient parlé cinéma, littérature, sorties, voyages, amitiés…

L’annonce que l’atterrissage était imminent et que tout un chacun « veuille bien regagner son siège et attacher sa ceinture » ramena Guillaume à la réalité : il était dans un avion et cet avion allait atterrir. Les paumes de ses mains se couvrirent bientôt de transpiration et il ne fut plus capable d’autre chose que prononcer distraitement des « Oui », des « Vraiment ? » et des « Ah, bon ! » tout en surveillant l’approche du sol et le bruit des moteurs.

L’Airbus avait touché la piste et entrepris son interminable freinage habituel. Quand ce fût terminé, Guillaume avait décrispé enfin ses mains des accoudoirs et s’était tourné vers sa voisine. Elle regardait par le hublot. Il se dit qu’elle voulait sans doute éviter de croiser son regard. Lui ne pensait qu’au lamentable spectacle qu’il venait de lui donner, lui qui avait été si séducteur, si brillant, si parfait pendant presque sept heures de suite.

Quand l’avion s’était immobilisé, les passagers avaient commencé à se lever et à s’agiter dans tous les sens pour chercher leur bagage, y ranger leurs affaires, enfiler leur manteau et sortir leur passeport tout en se bousculant dans l’allée vers la sortie. Guillaume, perturbé par ce que la fille pouvait penser de lui, n’osait toujours pas lui adresser la parole. Ensuite, les choses s’étaient passées tellement vite qu’il n’avait eu ni le temps ni la présence d’esprit de lui demander une adresse, un téléphone, une promesse de rencontre, bientôt à Paris ou le soir même, à New York. Au bout de la passerelle, il avait aperçu sa silhouette qui se faufilait loin devant lui, puis elle avait disparu définitivement. Tout ce qu’il savait d’elle, c’est qu’elle s’appelait Catherine et qu’elle prendrait le vol Delta de 18h40 pour Paris samedi prochain.

Il y pensait dans le taxi qui l’emmenait à Manhattan. Il y pensait pendant toute la réunion des directeurs commerciaux des compagnies membres de Skyteam. Le soir, au bar de son hôtel, il en parlait à son vieux copain d’Alitalia, Enzo. Il y pensait encore le lendemain matin en prenant son petit déjeuner au trente-deuxième étage du Standard. « Elle est formidable cette fille, se disait-il. Elle est sympathique, elle est belle, … et intelligente, et gaie et célibataire. Elle est formidable. J’ai vraiment été au-dessous de tout, hier. Il faut que je rattrape le coup ; il faut absolument que je la revoie. » À la troisième tasse de café, il savait ce qu’il allait faire : allonger son voyage de deux jours — il trouverait bien un prétexte, annuler son Miami-Paris de jeudi et prendre un New York- Paris sur le vol Delta de 18h40 de samedi. Avec ses relations chez Delta Airlines, se faire placer à côté d’une jeune-femme, française et se prénommant Catherine serait un jeu d’enfant.

Quand elle l’avait vu s’installer à côté d’elle dans le New York-Paris du samedi soir, surprise, elle avait dit en riant :  » Encore vous ! « . En réalité, elle se disait : « Mais c’est le type de l’autre jour, Guillaume. C’est cela, Guillaume, le gars d’Air France. Charmant, un peu suffisant, mais charmant. Pas mal, en plus. Le problème, c’est que c’est le genre de type qui sait toujours parfaitement où il va, le mec sans faille, sans faiblesse, le genre James Bond, l’homme à femmes, celui qui déploie tout son charme bien rôdé pour arriver à sortir avec toi une semaine, un mois, six mois peut-être, puis qui te plaque juste avant Noël parce qu’il « part à Val avec un groupe  d’amis » dont tu ne fais pas partie. Tu parles ! Bon, ce n’est pas que ça me déplairait : il est beau, il est intelligent, il est drôle, il a tout ce qu’il faut ; pour un mois, ou deux, ou même trois ; mais toute une vie, non, surement pas… trop parfait, trop beau, trop dur, trop tout ça… avec lui, je n’existerais plus, je serais complètement effacée, je deviendrais vite une femme objet, une femme pour lui faire honneur devant ses amis. Toute une vie ? Non, impossible ! Mais un mois, je n’aurais peut-être pas dit non … D’ailleurs, je n’ai toujours pas compris pourquoi, l’autre jour, il ne m’avait pas demandé mon adresse, mon numéro de téléphone ou même mon nom, quelque chose enfin ! Je l’ai cherché un peu dans l’aéroport, aux bagages, dans la file des taxis… disparu. »

—Ça alors ! C’est incroyable, je suis à nouveau à coté de vous ! dit Guillaume qui jouait parfaitement la surprise. Quel bonheur de vous rencontrer ! Vous savez, Catherine, je vous ai cherché partout, l’autre jour à l’aéroport. Disparu, vous aviez disparu, littéralement.

—Eh bien, maintenant, je suis là…

Ils reprirent leur conversation là où ils l’avaient laissée. Guillaume ne fit même pas attention au décollage. Au bout de quatre heures de vol, la tête de Catherine vint se poser sur l’épaule de son voisin et ils s’endormirent. Quand on les réveilla pour le petit déjeuner, Guillaume était amoureux. Complètement.

—Doung !

—Mesdames et Messieurs, il est 7h30 en heure locale et nous allons atterrir à Paris-Orly dans quelques minutes. Veuillez redresser votre siège et attacher votre ceinture. A Paris, le temps est beau et la température extérieure est de 7 degrés. Les passagers en transit sont priés …

L’avion commence à descendre. Soudain attentif, Guillaume se tait, à l’écoute de la machine, tandis que Catherine ferme les yeux. Guillaume entend le train d’atterrissage sortir. « Dans un quart d’heure, on sera posé, tourne-t-il dans sa tête. Tout va bien, tout va bien, tout va bien ; il ne faut pas que je me laisse aller à l’angoisse ; il ne faut pas, il ne faut pas, il ne faut pas ; après cette incroyable nuit, ce serait la catastrophe. Je n’ai pas peur, je n’ai pas peur, je n’ai pas peur ; tout va bien, tout va bien, tout va bien ; en ce moment, à travers le monde, il y a des milliers d’avion qui sont en train de se poser, alors, pourquoi le mien irait-il…?  » Mais voilà le train qui rentre. Guillaume s’est légèrement crispé sur les accoudoirs. « Pas normal ! » pense-t-il. Maintenant, il fait corps avec l’appareil. Dans son ventre, dans ses poumons, dans ses épaules, il sent chaque mouvement, chaque vibration, chaque tremblement du Boeing. Il sent que l’avion accélère un peu, qu’il reprend un peu d’altitude, qu’il amorce un virage, qu’il sort à nouveau son train d’atterrissage, puis qu’il le rentre encore une fois. Guillaume détache sa ceinture et se lève à demi sur son siège. Il regarde autour de lui : devant, sur le côté, derrière, les passagers se comportent normalement.

L’avion vole maintenant en ligne droite, à faible vitesse, presque silencieusement. Soudain, la porte du cockpit s’ouvre. Le pilote, un petit homme brun en chemise blanche à manches courtes et galons dorés, en sort et descend l’allée centrale. Il ne prend même pas la peine de sourire aux passagers. « Pas bon signe, » pense Guillaume. Le commandant de bord est suivi d’un autre homme en uniforme. Guillaume, se retourne sur son siège et se penche dans l’allée centrale pour les suivre du regard. Ils s’arrêtent un peu plus loin. Ils semblent s’intéresser à quelque chose au sol. Guillaume ne voit pas très bien ce qu’ils font, mais ils se sont accroupis et on dirait qu’ils dégrafent la moquette ! Maintenant, ils dévissent quelque chose ! Ils ont ouvert une sorte de trappe dans le sol ! Ils regardent, plongent leur main dans ce trou dans le plancher, regardent encore, se concertent un moment puis referment la trappe avant de remonter jusqu’au poste de pilotage. « Pas bon signe, pas bon signe du tout. Ça va mal, ça va mal, ça va mal », pense Guillaume.

Bien sûr, il n’est pas le seul à s’inquiéter. D’autres passagers qui ont vu le manège de l’équipage s’agitent à leur tour. Ils parlent entre eux à voix basse. Ils se redressent sur leur siège, se tordent le cou pour regarder derrière, devant, à l’affut du moindre mouvement du personnel de cabine. Catherine semble n’avoir rien remarqué. Elle s’est plongée dans le Delta Sky Magazine.

Le Boeing maintient son altitude. Il a repris ses lents virages. On dirait que les moteurs tournent au ralenti.

—Doung !

—Mesdames, Messieurs, nous rencontrons actuellement un incident sans gravité qui retarde notre atterrissage. Ce problème technique devrait être résolu dans les minutes qui viennent. En attendant, nous vous prions de rester à vos places, ceinture attachée. Nous vous tiendrons au courant

Demain, la suite…

 

Bientôt publié

20 Juin, 7 h 47 min Guillaume n’aime pas l’avion – 2
21 Juin, 7 h 47 min Parasite – Critique aisée 162
22 Juin, 7 h 47 min Philharmonie de Paris
23 Juin, 7 h 47 min  6 – RETOUR A MANILLE

3 réflexions sur « Guillaume n’aime pas l’avion – 1 »

  1. Je ne connais aucune règle, c’est au sentiment. Le point-virgule sert surtout (comme chez Proust) à prolonger une ambiance sans la casser. Le point est plus catégorique.
    Pour le mot « diacritique », pas de quoi, c’est gratos.

  2. A propos, je n’ai jamais su quand utiliser les ; plutôt que les . ou les ,
    Connaitrais-tu la règle ? ou seulement une règle ?
    Merci pour le mot diacritique que je ne connaissais pas.

  3. Style toujours impeccable et tiré à quatre épingles : c’est d’autant plus agréable que l’on a la divine surprise de rencontrer des points-virgule. Ils sont à la ponctuation ce que les signes diacritiques sont à l’alphabet, devenus délicieusement surannés.
    Comme toujours les filles, celle-ci ne sait pas ce qu’elle veut : c’est peut être ça qui nous les rend si mystérieuses…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *