Le livre de l’Éthiopien – 1

L’autre jour, j’ai pris l’autobus 38 et je suis descendu à la station Auguste Comte. Elle est équipée d’un bel abribus et près de l’abribus, il y a un banc. C’est l’un de ces bancs publics à l’ancienne, bien vert, bien solide et bien raide. Près du banc se tenait un homme, maigre, le visage triangulaire, émacié, buriné. Son âge ? Entre quarante et soixante-quinze ans, sans doute. Ses cheveux longs et blancs étaient ébouriffés par le vent qui remontait le Boulevard Saint-Michel, mais sa barbe était celle d’un homme soigné. Sa veste et son pantalon, l’une de tweed à chevrons et l’autre de lin blanc cassé, impeccables mais hors saison tous les deux, flottaient autour de sa silhouette. Ses chaussures de tennis étaient les seules pièces de ses vêtements vraiment usées. Un étranger, certainement, et pauvre de surcroit. Mais de quel pays pouvait-il être ? Alors, je me suis souvenu des ultimes portraits d’Haïlé Sélasssié, dernier empereur d’Éthiopie. La ressemblance était assez bonne. Alors va pour l’Éthiopie.

L’homme avait disposé sur le banc des piles de livres d’occasion. Beaucoup d’entre eux avaient été maltraités. Leurs formats et leurs couleurs étaient disparates et tous les sujets du monde y étaient abordés. L’homme restait silencieux, figé à côté de son banc. Je m’en approchai et jetai un œil dilettante sur les ouvrages. Le vieil Éthiopien sembla sortir de sa stupeur. Avec des gestes d’une délicatesse et d’une souplesse incroyable chez un homme de cet âge, ses mains se mirent à désigner les livres, à les survoler, les envelopper, les soulever d’un endroit pour les reposer à un autre. On aurait dit un prestidigitateur à l’exercice. « Regardez, Monsieur, disait-il. Regardez, comme ils sont beaux. Un euro, un euro seulement, n’importe lequel. Choisissez, prenez votre temps. Un euro, n’importe lequel. Regardez, Monsieur, regardez ! »

Je regardai. Il y avait un petit classique Larousse écorné, Ruy Blas, un euro, un gros livre de photographies du Poitou en parfait état, un euro, une histoire des syndicats d’imprimeurs de Gutemberg à nos jours (1937), un euro, une grammaire espagnole, un euro, un guide Michelin de 1976, un euro, un euro …

L’Éthiopien me plaisait bien et, après avoir passé tout ce temps à examiner son éventaire, je me dis que je ne pouvais pas partir sans rien acheter. Je choisis donc au hasard un volume parmi ceux qui me paraissait en bon état. C’était « Le Printemps n’est plus loin« , un recueil de nouvelles de Gaston Barvaux, édité en 1977 chez La Pensée Universelle. Un euro.

Je fouillai dans ma poche et n’y trouvai que deux pièces de deux euros. J’en tendis une à mon homme. Il me dit qu’il était désolé mais qu’il n’avait pas de monnaie. Je pensai aussitôt que sa journée n’avait pas dû être bonne — ne pas pouvoir rendre un euro quand on vend tout à ce prix-là ne peut pas être l’indice d’un bon chiffre d’affaire. Je lui dis que ça ne faisait rien et qu’il garde les deux euros. Il refusa, j’insistai, il refusa encore… Il refusait toujours quand je fis demi-tour et m’éloignai avec un sourire aux lèvres et mon livre en main. Je n’avais pas fait trois pas qu’il me rattrapa par la manche et me tendit un volume cartonné.

— S’il vous plait, Monsieur, s’il vous plait …

La couverture était remplie d’inscriptions dont je ne pus lire que la plus grosse : « ORIGINES DE LA LITTERATURE FRANÇAISE ». Ça m’allait. J’acceptai le livre, remerciai chaleureusement le bonhomme et le saluai. L’Éthiopien et moi nous séparâmes contents l’un de l’autre.

Un peu plus tard, je fus déçu par une lecture plus attentive des inscriptions qui formaient le titre du cadeau de l’Éthiopien. Elles disaient :

EXTRAITS DES CLASSIQUES FRANÇAIS

ORIGINES
DE
LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
DU IXè AU XVIIè SIÈCLE

AVEC UNE INTRODUCTION, DES NOTES PHILOLOGIQUES
ET DES NOTICES LITTÉRAIRES
PAR

GUSTAVE MERLET
Agrégé de l’université, professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand
Membre du Conseil supérieur de l’instruction publique

OUVRAGE COURONNÉ PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE
DEUXIÈME PARTIE : POÉSIE

PARIS
LIBRAIRIE CLASSIQUE INTERNATIONALE
A.FOURAUT
47, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, 47

Au dos, l’année d’édition était indiquée : 1887

C’est le mot POÉSIE qui motivait ma déception, car vous savez que je ne suis pas vraiment amateur de ce genre littéraire. J’aurais préféré la PREMIÈRE PARTIE, mais bon, à cheval donné, et même vendu pour un euro… Alors, j’ai ouvert le bouquin, j’ai commencé à le feuilleter  et je suis tombé là-dessus :

Que sont mi ami devenu
Que j’avoie si près tenu
Et tant amé ?
Je cuit, li vens les a osté ;
L’amor est morte
Ce sont ami que venz emporte,
Et il ventoit devant ma porte.

Le livre m’a dit que c’était de Rutebeuf (1230-1285) et le texte m’a rappelé quelque chose. A vous aussi sans doute, non ? La très belle traduction qu’en avait faite Léo Ferré,  souvenez-vous :

Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta

Voilà, je vous laisse avec la voix de Ferré dans la tête. C’est tout pour aujourd’hui, mais c’est déjà beaucoup pour de la poésie. On y reviendra surement sur le livre de l’Éthiopien. En attendant, vous pouvez toujours écouter ça :

https://www.youtube.com/watch?v=o3zqKZiLDmg

ET DEMAIN, LE CAPITAINE FRACASSE

 

10 réflexions sur « Le livre de l’Éthiopien – 1 »

  1. C’est quand on met les doigts dans la prise que les souvenirs reviennent en masse.

  2. Villon, on y viendra. Ce sera pour le 2 janvier prochain.

  3. Il me revient tout d’un coup, alors que je bricole sur une installation électrique défectueuse, que Georges Brassens a lui aussi composé une chanson sur un poème moyennageux, “La ballade des dames du temps jadis”, poème de François Villon, poète plus connu que Rutebeuf.

  4. @Philippe, du mal à l’ecouter d’autant plus que you must solemnly stand up.

  5. Dorénavant, j’aurai du mal à écouter le God save the Queen sans penser à Louis XIV.

  6. Ceci était le premier des textes que m’a inspiré cette rencontre. Quatre autres variations sur le Livre de l’Ethiopien suivront dans les prochains jours, avec du Bellay, Marot, Villon et une divagation sur les noms de famille que les élèves inscrivent sur leurs bouquins de classe.

  7. Une recherche wikipediatique me confirme que c’est la Duchesse de Brinon qui imagina les paroles de”Grand Dieu sauve le Roi” sur une musique de Jean-Baptiste Lully, en 1686 à l’occasion de l’opération de la royale fistule annale de Louis XIV, le tout récupéré pour en faire le royal God save the King (ou the Queen). Oh my God! Cela dit, “Le livre de l’Ethopien” n’est pas un plagiat et c’est un beau texte.

  8. Léo Ferré a peut-être eu entre les mains le vieux livre qui lui a livré le poème de Rutebeuf. L’une des plus belles chansons de Georges Brassens est pour moi “Les passantes” dont les paroles sont en réalité un poème d’un obscur Pol dont Brassens avait retrouvé, d’un vieil Éthiopien peut-être, qui sait? en tout cas au marché aux puces, un cahier de poèmes.

  9. L’art du plagiat ou le plagiat de l’art, une affaire qui marche fort! Léo Ferré ou son parolier ne sont pas les seuls. Idem pour la musique. Un spécialiste de la récupération de musique classique pour en faire les airs de ses chansons était Serge Gainsbourg. J-S Bach a été une source inepuisable, même par Ennio Morricone. Qui sait que l’hymne solennel Britannique, God save the Queen, n’est autre que la récupération d’une musique composée en France à l’occasion de l’opération de la fistule de Louis XIV.

  10. Il fallait un Leo Ferré pour exhumer pareil bijou.
    A-t-on remarqué combien les éthiopiens, et les populations de l’extrême Est africain, traînaient un port altier, délicat et simple ?

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