Le Comptoir du Panthéon (Couleur café n°26)

Couleur Café n° 26

 Le Comptoir du Panthéon

Avertissement : J’avais un compte à régler avec le Comptoir du Panthéon, 5 rue Soufflot, Paris 5ème. Alors, j’y suis retourné, j’ai regardé et j’ai écrit cette histoire. Ça va mieux maintenant.

C’est dimanche et il fait beau et chaud. Dans la partie haute de la rue Soufflot, la terrasse du Comptoir du Panthéon est bondée. Quelques habitués du quartier, raisonnablement halés, y retrouvent Paris avec plaisir en cette fin du mois d’août, mais l’essentiel de la clientèle est constitué de touristes. Ce sont des touristes comme je les aime, par couple ou par petits groupes de trois ou quatre, pas plus. Pas bruyants, contents d’être là, de se reposer une petite demi-heure avant de chercher la station de ce terrifiant RER qui devrait les mener aux Champs Élysées.

Il y a quelques minutes, je me suis installé de biais de manière à faire face au Panthéon.  J’observe le cheptel d’un œil bienveillant, satisfait de le voir nombreux et bien portant, un peu comme si j’en étais le propriétaire. En espérant la serveuse qui prendra tout à l’heure ma commande d’un Perrier sans glace et sans citron, je pense que j’ai bien fait de choisir cet endroit. N’eut été la chaleur de ce milieu d’après-midi, je me serais bien sûr installé au Rostand ou à la Crêperie. Mais à cette heure et en cette saison, leurs terrasses sont souvent surchauffées sous leurs vélums frappés par le soleil. A l’ombre, à distance des motocyclettes hystériques qui hurlent en gravissant la rue Saint Jacques comme si c’était une rampe de lancement, loin des marchands de vêtements du Boulevard Saint-Michel et de la foule bigarrée qui entre et sort du Luxembourg ou qui se presse devant les chromos accrochés aux grilles du jardin, la terrasse du Comptoir m’a parue accueillante.

Ce n’est pas comme la serveuse. Visage sévère et pâle, silhouette mince et nerveuse, cheveux bruns rassemblés dans un chignon incertain, débardeur gris foncé, jeans slim taille basse noirs symétriquement déchirés aux genoux, rangers de cuir noir, ses yeux évitent les miens, au point que, dans ses coups d’œil circulaires, son regard passe au-dessus de ma tête comme passe au-dessus des toits le faisceau lumineux de la Tour Eiffel, méprisant. Ça ne fait rien, je suis de bonne humeur. Et puis ça me donne le temps de l’observer. Je déploie mon MacBook Air 13 pouces.

Deux touristes d’âge moyen viennent d’accéder à une table encore encombrée des vestiges des clients précédents. Ils prennent place. Sans un mot, sans un regard, la serveuse débarrasse la table, l’essuie symboliquement et leur demande « ce que ce sera ». Pendant qu’ils délibèrent, elle regarde ostensiblement l’infini par-dessus leurs têtes, sans doute afin de leur montrer qu’elle se moque bien de ce qu’ils vont commander mais qu’elle aimerait qu’ils se décident, parce que bon… Leur choix fait, elle donne un dernier coup de torchon machinal sur la table et se retire dans la pénombre de la salle, non sans éviter mon regard à présent à peine teinté d’impatience.

Quelques instants plus tard, elle réapparait. Son plateau est chargé d’une eau minérale et d’une bière pression. Elle les dépose sur la table de ses nouveaux clients et va pour se retirer sans avoir prononcé un mot ni leur avoir jeté un regard. Mais voilà que, bien involontairement, elle croise le mien. Il est trop tard pour prétendre ne l’avoir pas remarqué. Elle s’approche et se plante à mon côté.

—Vous connaissez le mot de passe WiFi, s’il vous plait ?

—Marche pas ! Ce sera quoi ?

—Ah ? Dommage. Un Perrier, mais sans glace et sans citron, s’il vous plait.

Malgré le « s’il vous plait », je reconnais que mon ton est peu sec, mais ce n’est pas moi qui ai commencé et le temps n’est plus aux amabilités. D’ailleurs, elle n’a pas le temps.

—Nature, quoi !

Depuis son « Marche pas » catégorique, elle n’a jeté que ces quelques mots, essentiellement : « nature » et « quoi ». Elle n’a pas souri, elle ne m’a pas regardé une seule fois, toujours attentive à ce qui se passe à l’infini, là-bas, au-dessus des arbres du Luxembourg.

Je décide de faire l’andouille, par représailles.

— Quoi, nature ? Comment ça, nature ?

—Le Perrier ! Sans glace, sans citron ! Nature ! Suffisait de dire « Nature », quoi !

—Ah bon ! Alors « Nature, quoi ».

Elle me tourne le dos en grommelant « gros malin » ou « vieux con », je ne sais pas. Toujours est-il que je lui ai fait perdre une minute. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est tout ce que je peux faire. Pour le moment.

Après avoir encaissé une table voisine, elle est repartie vers son antre, austère.

Un peu plus tard, elle réapparait chargée de bières, de théières et de Coca-Cola. Pas de Perrier en vue sur le plateau. Lorsqu’elle passe à côté de ma table, mon regard, chargé d’étonnement, ne l’atteint pas. Lorsqu’elle revient, j’arrive à accrocher le sien tout en colorant le mien d’une touche de reproche. J’y ajoute un geste des deux mains qui, lorsqu’il est bien compris, signifie « et alors ? ». Sa réponse ne se fait pas attendre : elle hausse les sourcils et relève le menton tout en inspirant ostensiblement. Il n’y a qu’une interprétation possible à ce langage corporel : « Ben oui, quoi ! J’ai oublié ! Ça peut arriver à tout le monde, non ? Oh, et puis, hein, bon ! » Elle retourne vers sa caverne chercher mon Perrier Nature, non sans avoir au préalable débarrassé deux tables qui se trouvaient sur son chemin. Pas mal d’instants plus tard, de retour au grand air, elle s’avance vers moi, porteuse d’un quart Perrier et d’un verre duquel surgit le manche d’une longue cuillère d’acier terni, plantée entre deux glaçons sur lesquels repose, telle une montre molle de Dali, une rondelle molle de citron. Tandis qu’elle décapsule la petite bouteille coincée entre ses cuisses, je prépare mon apostrophe, cinglante.

—Merci, lui dis-je finalement. Mais j’avais demandé sans glace et sans citron. Nature en quelque sorte. Nature… vous vous souvenez ?

Le comble du sarcasme…

Avec l’air las d’une mère de famille qui montre pour la troisième fois de la journée à son petit Kevin comment on doit tenir sa fourchette pour attraper les petits pois, elle pose sèchement la bouteille, attrape la cuillère d’une main et le verre de l’autre. Puis elle verse glaçons et citron dans le cendrier en plastique noir qui marque le centre de ma table. Ensuite, changeant d’attitude, elle repose le verre sur la table avec une douceur affectée. Enfin, tenant ostensiblement la cuillère entre le pouce et l’index bien haut au-dessus du verre, elle écarte les doigts et l’y laisse tomber. Cling !

—Et voilà ! dit-elle en me tournant le dos pour s’éloigner.

Le comble de l’ironie…

Coi ! Je reste coi devant l’insolence, balançant entre une réplique mal préparée et un geste malheureux — à cet instant, je pense à une grande claque derrière la nuque — que la terrasse toute entière, non informée de nos récents échanges, ne manquerait pas de me reprocher.

Pendant le quart d’heure qui suit, je regarde les deux glaçons fondre en ruminant mon humiliation et en préparant ma vengeance. Et puis, quand la soupe froide au citron qui montait dans mon cendrier commence à déborder par les petites échancrures destinées à recevoir et maintenir les cigarettes, je prends ma décision.

Au moment où elle va passer pour la septième fois devant ma table, porteuse d’un plateau chargé — j’ai une mémoire photographique presque absolue— de trois demis pression, un verre de Morgon, un autre de bourgogne aligoté, deux cafés dont un allongé, un croque-monsieur, une tarte du jour et deux tickets de caisse, je pousse légèrement du pied la chaise en osier inoccupée qui se trouve devant moi. Le siège se déplace de trois centimètres environ, ce qui demeure caché aux yeux de la serveuse grâce au plateau de service qu’elle porte devant elle d’une main encore sûre. Le pied de la chaise se trouve à présent sur le trajet de sa Ranger gauche. La pointe de la chaussure ne heurte que légèrement le barreau d’osier bigarré mais, en retardant d’un tiers de seconde le mouvement de la jambe gauche vers le prochain pas, cela suffit à déséquilibrer la jeune femme. Tout en s’efforçant par une contorsion simultanée du buste et du bras droit de maintenir son plateau à l’horizontale, elle tente de prendre un nouvel et ferme appui du pied gauche en l’avançant un peu plus vite et un peu plus loin à la recherche d’un sol accueillant et fiable. Mais il est déjà trop tard. Poussé par l’énergie cinétique qu’elle a accumulée depuis sa sortie de la cuisine, son corps s’est un peu trop incliné vers l’avant de sorte que la projection verticale de son centre de gravité se trouve à présent en dehors de son polygone de sustentation. Lorsque sa chaussure gauche vient enfin frapper le sol à plat, on entend simultanément la claque sonore de la semelle sur le bitume et le cri résigné de sa propriétaire : « Et merde ! »

La suite est inéluctable : tous deux pris par surprise, le muscle droit antérieur de la cuisse gauche et le jumeau interne de la même jambe ne peuvent empêcher le fléchissement au niveau du genou de ce membre inférieur . C’est la raison essentielle pour laquelle la fille part encore davantage vers l’avant dans une sorte de génuflexion inopportune et bâclée. A cet instant, elle tient encore son plateau à l’horizontal, mais dans un souci compréhensible de compenser la perte d’altitude de la ligne de ses épaules, elle l’a fait passer au-dessus de sa tête. Un javelot acéré remplacerait-il le plateau hérissé de flacons qu’elle tient à bout de bras que cette posture altière pourrait faire penser à une statue de la déesse Athéna partant en guerre contre les Troyens. Mais elle ne peut la conserver bien longtemps, la posture. En effet, l’inertie a ses lois et le centre de gravité de Melissa — car c’est comme ça qu’elle se fait appeler — persiste à l’entrainer vers le sol. Il devient donc logique qu’elle se mette en quête d’un autre appui. Pourtant, à la lumière des faits qui vont suivre, on peut penser que c’était une erreur que de le rechercher sur la table vide voisine de la mienne. Cependant, c’est bien ce qu’elle fait. Alors, lorsque la paume de sa main gauche atteint la surface plastifiée façon marbre du guéridon, le caractère intrinsèque d’instabilité de ce type de meuble prend immédiatement le dessus : basculant sur deux de ses trois pieds, il se renverse. La théorie des dominos est rapidement confirmée par la chute des deux tables voisines et de leur chargement. Il ne reste plus à la serveuse qu’à s’effondrer lamentablement et définitivement parmi les tables renversées, les chaises culbutées, les verres à bière éclatés, les tasses brisées, les sandwiches écrasés, les boissons mélangées et les clients aspergés et offusqués. Ce qu’elle fait. Je profite de la confusion pour partir en ricanant, sans régler la note.

Dans une autre version, la trébuchante serveuse va s’encastrer la tête dans la paroi vitrée qui sépare la terrasse du domaine public. Sa carotide est tranchée tout net par le verre brisé et la jeune femme meurt rapidement dans une succession de spasmes ridicules tandis que, suivant les joints des dalles du trottoir,  son sang s’écoule vers le caniveau de la rue Soufflot. Les clients du Comptoir du Panthéon s’en vont fort mécontents.

Dans une dernière version, profitant d’une absence de Melissa partie sous l’abribus fumer je ne sais quoi, je me lève et sort dignement de la terrasse du Comptoir du Panthéon. J’ai déposé l’exact montant de la consommation sur la table, mais je n’ai pas laissé de pourboire. Non mais sans blague !

Je n’avais pas fini mon Perrier, mais tant pis.

 

ET DEMAIN, LE PETIT LORENZO SERA EN VACANCES, POUR LA QUATRIEME FOIS

7 réflexions sur « Le Comptoir du Panthéon (Couleur café n°26) »

  1. Sacré Philippe, qui exhibe ses fantasmes ! C’est évidemment la troisième version qui raconte la réalité, mais la deuxième (pas la troisième, d’un sadisme désolant) est tellement plus drôle !
    Elle semble, de plus, scientifiquement étudiée ; je souhaiterais néanmoins qu’elle soit soumise à un collège de physiciens et d’anatomistes pour vérifier si elle serait cinématographiquement plausible, au ralenti, bien sûr !
    Très drôle, en tout cas !

  2. D’ailleurs je connais aussi la serveuse en question : après le bac, elle s’est inscrite en fac de sociologie ou elle a appris la sociologie déconstructiviste derrido-bourdivienne qui enseigne que les inégalités se transmettent par frottis vaginal. Et donc que tous les cons attablés aux terrasses des cafés branchés sont pleins aux as et qu’elle doit leur faire payer très cher son doctorat d’occasion. En effet, à la fin de ses études tartignoles, elle a dû se contenter d’un poste de serveuse en lieu et place des hautes fonctions politico-giletjaunistes auxquelles elle se pensait appelée.
    N’allez pas en sociologie, ça gâte le caractère.

  3. Ah, le nombre de fois où j’ai rêvé de ce genre d’événements!
    Il est vrai que l’engeance des serveurs et serveuses français est supérieurement désagréable!

  4. Hilarant ! On a dégusté la description clinico-gravitationnelle de la chute de la serveuse dans la mort qui tue. De même ne se fût-on pas désolé du spectacle de ladite serveuse espadaffée dans les tessons mordeurs ou allant se manger le goudron dans un gesticulat désespéré pour rétablir un équilibre ruiné par la petite cause grand effet du pied de chaise que l’on désignera désormais sous le vocable : « le coup du pied de chaise ».
    Je me trouvais le lendemain au Comptoir du Panthéon et je vis un Philippe ré-attablé devant un quart Perrier nature quoi, et fendu d’un rire méphistophélique à chaque passage de la serveuse. Si bien que toute une terrasse se tenait les côtes. Et l’on parle encore dans les pagodes et les kimonos de l’inoxydable joie de vivre des français.

  5. Si on veut prendre un café-tartines aimablement et gaiment servi, on ira plutôt en face, à La Crêperie. Bien que le décor ne soit pas celui d’un bistrot parisien comme je les aime, on y est bien accueilli.
    J’en avais parlé en septembre dernier dans cet article :
    Mes terrasses – 1 – Le Soufflot – La Crêperie
    https://www.leblogdescoutheillas.com/?p=13566

    On peut cliquer dessus pour le relire.

  6. Au nom de tous les consommateurs, provinciaux et étrangers, grandement méprisés par les serveurs et serveuses aux terrasses des cafés parisiens, j’exprime un Merci franc et massif pour cette vengeance spectaculaire à laquelle nous rêvons chaque fois que nous avons à faire à ces dragons.

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