5-Aurélien et Bérénice : Un coup de Jarnac

Et voici maintenant la 5ème version de l’exercice :

5-Aurélien et Bérénice – Un coup de Jarnac
La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n’aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu’il n’aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu’il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d’Orient sans avoir l’air de se considérer dans l’obligation d’avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n’aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l’avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d’ennui et d’irritation. Il se demanda même pourquoi. C’était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois… Qu’elle se fut appelée Jeanne ou Marie, il n’y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l’irritait.
Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l’avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu’il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l’avait obsédé, qui l’obsédait encore : « Je demeurai longtemps errant dans Césarée… »

Bon, autant le dire tout de suite. C’est la vraie version d’Aragon, le véritable début de son roman Aurélien.
A en croire Aragon, la première fois qu’Aurélien entendit ce vers de Racine, il ne le trouva « même pas beau », ou plutôt « à la beauté douteuse ». Et pourquoi donc s’il vous-plait ? Qu’y a-t-il de « vilain-pas beau » ou même de « douteux » dans cet alexandrin ?
« Je demeurai longtemps errant dans Césarée… »
Qu’est-ce qui cloche donc la-dedans ? Et surtout, qu’y a-t-il de « douteux » ? Douteux ? Non, le choix des mots est important, Monsieur Aragon. Parce que, n’en doutons pas, ce n’est pas Aurélien qui parle, c’est Aragon. Evidemment, quand on a écrit des trucs aussi gnan-gnan que :

« Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L’été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés  »
on peut se permettre de critiquer, non ? « L’été taille la nue au tablier des anges » ! Et puis quoi encore ?
(Et qu’on ne me parle pas de « Que serai-je sans toi, qui vins à ma rencontre… » Oui, d’accord, c’est beau, mais c’est de Jean Ferrat.)

Sérieusement, maintenant, voici, pour moi, les plus beaux vers de Racine. Ils sont justement prononcés par Bérénice lorsqu’elle s’adresse à Titus.

Je n’écoute plus rien, et pour jamais, adieu.
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

… Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice ...
 Vous vous rendez compte, un peu ? Qu’on ne me parle plus des yeux d’Elsa !

 

ET DEMAIN, PARIS ET BERNARD DIMEY

 

12 réflexions sur « 5-Aurélien et Bérénice : Un coup de Jarnac »

  1. @Rebecca: mea culpa, le texte de “que ferais-je sans toi” est bien de Louis Aragon. Je me disais aussi qu’il etait invraisemblable que tu te trompes sur une chanson, à fortiori sur un poème. Excuses-moi d’avoir douter. Je ne le ferais plus!

  2. Attention, Jim!
    Que serais-je sans toi est d’Aragon, mis en musique par Ferrat! Il est d’ailleurs sur l’album que Ferrat consacre à des textes d’Aragon. Ce n’est pas un texte de Ferrat!
    Pour ce qui est d’en pincer trop pour l’égérie, que dire de Dalí et Gala, en ce cas? Ou de Ronsard et d’Hélène?
    Un artiste trouve son inspiration au travers de sa muse….

  3. L’été taille la nue au tablier des anges
    Le ciel n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés.

    Ces deux vers sont effectivement les deux défauts de fabrication sur une très belle tapisserie d’Aragon, deux incursions malheureuses, l’une dans le style précieux et l’autre dans le style pompier. Reste le reste, bien sûr, mais, finalement, le poème n’est pas parfait. Eh, Louis, t’aurais pu faire mieux !

  4. @ Rebecca : c’est bien pourquoi je parlais du talent de mauvaise foi de Philippe. Mais tu nous donnes une nouvelle occasion de nous régaler, c’est toujours ça de pris.

  5. “Que serais-je sans toi” est effectivement tiré d’une chanson écrite et composée par Jean Ferrat. Alors Rebe? Ferrat aimait chanter des poèmes d’Aragon, fort bien d’ailleurs, d’autant plus qu’ils étaient tous les deux, avec Elsa, des militants inconditionnels du Parti communiste dans ses heures sombres du stalinisme qu’ils n’ont pas eu le courage de renier après 1956 comme le firent d’autres intellectuels ou chanteurs (Y Montand). Mais, “L’été taille la nue, etc…” et l’autre ver cité par Philippe sont tous les deux issus du poème “Les yeux d’Elsa”. Je crois qu’il faut juger ces deux vers à leur place dans le poème entier. En tout cas ce poème n’est certainement pas gnan-gnan. Ceci dit, je pense qu’Aragon en pinçait trop pour son égérie Elsa, qui d’ailleurs voulut le quitter et c’est alors qu’il écrivit un autre poème “Il n’y a pas d’amour heureux” chanté cette fois par Brassens.

  6. De même que je ne croie pas vraiment que « Que serais-je sans toi » soit de Jean Ferrat, je ne dis pas non plus que tous les vers d’Aragon sont gnan-gnan, mais précisément ceux-là car, quand même,  » L’été taille la nue au tablier des anges« , faut le faire. Quant à « L’été n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés« , moi, ça me fait penser à Déroulède.

  7. Je m’insurge!
    Trouver les vers d’Aragon gnan-gnan?? Quoi???
    Il faut oser, tout de même!

    Je l’avoue, j’ai toujours eu un faible pour les vers d’Aragon…
    Cette strophe (tronquée) tirée de « Que serais-je sans toi? », cela vaut bien Racine…
    J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
    Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines
    Comme au passant qui chante on reprend sa chanson
    J’ai tout appris de toi jusqu’au sens du frisson.

    Je crois que c’est là l’une des plus belles images de l’amour que je connaisse… s’éveiller au frisson de l’amour au travers d’une personne pour qui l’on éprouve un amour absolu.

    Ou ceci, encore, tiré de « Est-ce ainsi que les hommes vivent? »
    Je n’avais amour ni demeure
    Nulle part où je vive ou meure
    Je passais comme la rumeur
    Je m’endormais comme le bruit.

    Allez, un dernier p’tit coup… Tiré de L’Etrangère
    J’ai pris la main d’une éphémère
    Qui m’a suivi dans ma maison
    Elle avait des yeux d’outremer
    Elle en montrait la déraison.
    Franchement, pour des octosyllabes, quel panache!

  8. Merci Jean. @Philippe, Lamiche c’est, ou sont, le, ou les, Lagarde et Michard, lequel, ou lesquels, nous ont formé à comprendre la littérature. Quant au virus de l’incipit, je l’approuve car il inocule une affection immédiate qui s’appelle espoir ou promesse.

  9. Jim est un Jules qu’on ne bouscule pas sans le payer : qu’on se le dise !
    Je lui objecterais seulement que la mauvaise foi de Philippe (au sens banal, pas Sartrien) est un talent digne d’admiration lorsqu’il est pratiqué aussi finement que pour ce coup de Jarnac. Donc, j’admire. Tout comme j’apprécie les mises ai point de Jim bien entendu.

  10. En réalité, j’aurais bien prolongé cette série de coups mais, après le quatrième terme de cette série exponentielle, il ne pouvait être question de redescendre, ni en qualité, ni en densité. Quelques essais furtifs et avortés de progression dans le conte fantastique ou moral m’ont rapidement convaincu que j’avais atteint le fond de mon inspiration sur le sujet.
    J’ai bien pensé à reprendre l’exercice avec un incipit différent, par exemple : « La première fois que Bérénice rencontra Aurélien, elle le trouva franchement con ». Mais c’était vulgaire. Alors j’ai choisi de remonter à la source et de citer mon co-auteur, Aragon.
    Par définition, le coup de Jarnac est un coup inattendu et un peu tordu. Ceux qui attendaient comme toi, Jim, une apothéose ont été pris par surprise : Jarnac. Ça t’a quand même permis de produire un beau développement sur les inconvénients du pouvoir, le sens du devoir des anciens et la dégringolade des nouveaux.
    Mais qu’on se rassure, quand le virus de l’incipit vous a pris, vous pouvez être certain qu’il réapparaitra. Pour l’instant, je suis guéri.
    Mais à propos, qui est Lamiche ?

  11. Si ce sixième et dernier épisode est le coup de Jarnac tant attendu, alors je dois ce matin transgresser ma reluctance habituelle à la critique facile et illégitime et dire que je suis déçu. Les épisodes précédents et leur série de coups, comme d’autres parutions du rédacteur en chef du JDC, m’avaient beaucoup plu et me préparaient à une fin grandiose. Ce n’est malheureusement pas le cas. Peut-être est-ce parceque je vois plus en Aragon un vrai poète qu’un vulgaire stalinisme embobiné par Elsa, ou bien parceque j’ai pris le soin de relire le Bérénice de Racine après la parution de l’episode 2 (un coup pour rien). L’Aurelien d’Aragon je l’ai lu il y a une bonne quarantaine d’annees. D’ailleurs, à l’occasion du dernier épisode de La Princesse Palatine, j’ai refait le point sur tout ça (voir mon commentaire).
    “Je demeurais longtemps errant dans Césarée,
    Lieux charmants, où mon cœur vous avais adorée.”
    Ce sont les deux vers que prononce Antiochus dans son ultime entrevue avec Bérénice dont il a été l’amant cinq années auparavant quand elle était la reine de Palestine avant que les romains s’en empare et qu’elle et Titus deviennent amants. Tiens? L’Aurélien d’Aragon retrouve Bérénice après ses quatre années passées dans les tranchées de 14/18. Ce n’est peut-être pas la beauté du ver lui-même qui lui semblait douteuse, inexplicable, mais le contexte dans lequel Antiochus les prononçait. La tristesse qui s’exprime ne nécessite pas nécessairement de le faire avec beauté, plutôt qu’avec amertume ou même colère. Je pense qu’Aragon était un trop fin lettré pour ne pas reconnaître la poésie et la beauté des vers des tragédies raciniennes. Aurélien abandonnera Bérénice pour raison de conformité sociale de même que Titus abandonnera Bérénice pour raison d’état, tout comme, je l’ai rappelé l’autre jour, Louis XIV fut contraint à abandonner Marie Mancini (pourtant la nièce de Mazarin) pour cette même raison d’état. Ce qui m’amène à transcrire ces vers typiquement raciniens prononcés par Paulin, le confident de Titus, conseillant ce dernier à annuler son mariage avec Bérénice, vers qui sont un bel exemple des raisons contrariant les éternels desseins de l’amour:
    “Elle a même, dit-on, le cœur d’une Romaine.
    Elle a mille vertus. Mais, Seigneur, elle est reine.
    Rome, par une loi, qui ne se peut changer,
    N’admet avec son sang aucun sang étranger,
    Et ne reconnaît point les fruits illégitimes,
    Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes”.
    A peu près à la même époque, un certain Blaise Pascal écrira cet adage devenu populaire: “Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point.” Peut-être que cet adage trouve enfin aujourd’hui sa vérité car, si autrefois on ne rigolait pas avec les multiples raisons pour interdire un hymen, les temps ont changé et aujourd’hui même la Monarchie Anglaise, pourtant très victorienne, accepte et bénit l’hymen du Prince Harry avec Meghan (Oh my God!) et serait même prête, dit-on, à accepter un hymen homosexuel (God, paraît-il, ne sait plus à quel saint se vouer).
    J’ai conscience d’avoir ce matin prétendu jouer les Lamiche et m’en excuse auprès des lecteurs qui ont eu la patience de me lire jusqu’ici. En même temps, je rappelle un autre adage qui dit “Qui aime bien châtie bien”, mais qui doit s’interpréter par “Qui aime beaucoup châtie juste”. Dit comme ça, cet adage me convient.

  12. Belle érudition pour ce coup de Jarnac. Un déboulonnage d’Aragon-Jean Ferrat qui me rappelle un peu la technique d’Angelo Rinaldi dans ses critiques littéraires : cet homme assassinait à la dague.

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