Les portraits de Lorenzo – 3

Je n’oublierai jamais monsieur C. qui était lecteur chez Gallimard ! Le terme n’est peut-être pas le bon mais il lisait les manuscrits et sélectionnait ceux dignes d’être publiés. Quand il prit sa retraite, monsieur Gallimard, qui devait avoir beaucoup d’estime pour lui, lui proposa la direction d’une collection dépendant de sa maison d’édition, L’Arpenteur. Bernard C. ne serait plus salarié mais rémunéré au pourcentage des ventes. Il accepta l’offre. Le premier livre qu’il choisit avait été refusé par toutes les autres maisons d’édition. Il s’agissait de   » La première gorgée de bière «  de Philippe Delerm. Le succès dépassa ses espérances et celles de son éditeur puisque l’ouvrage se vendit à plus d’un million d’exemplaires, troisième plus grosse vente de tous les temps ! Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître ! Le jeune retraité devînt millionnaire alors qu’il n’avait été que salarié toute sa vie. Il méritait de s’acheter plusieurs peintures contemporaines, sa passion. Quel beau conte de fée ! Il survécut assez mal à ce succès inattendu. Je le rencontrais souvent faisant ses courses dans mon quartier mais il avait beaucoup vieilli et ne me reconnaissait plus. Bernard C. avait d’autres qualités littéraires et humaines. ll considérait que Modiano était le plus grand écrivain français contemporain mais il n’avait pas osé le lui dire un jour où il l’avait croisé dans la rue !

J’avais connu Bernard C. dans les années quatre-vingt quand on n’endormait pas encore les patients soumis à cet acte barbare auquel je dois ma notoriété et mon aisance matérielle. A cette époque donc, je lui fis l’examen sans anesthésie, ou plutôt avec une anesthésie aléatoire ! Il s’agissait de morceaux de jazz très mélodieux enregistrés sur un magnétophone à cassettes placé dans la salle d’examen. Bernard C. avait adoré cette musique et n’avait ressenti aucune douleur. Mon patron, Bernard S., avait choisi de faire écouter à ses victimes la Chevauchée des Walkyries qui ne les apaisait pas du tout.

***

Assise sur ses genoux, sa fillette tentait d’attirer mon attention en faisant les marionnettes avec ses petites mains maladroites. J’étais plutôt distrait par son manège. Et puis elle m’a appelé Papy et sa maman a ri. Je lui ai dit que cela ne me faisait pas rire du tout que sa fille m’appelle Papy. Alors elle a ri encore plus et m’a dit : « Vous devriez être content, au contraire, parce que son Papy, il n’a que quarante cinq ans ! » Et elle a ajouté : « Vous, c’est soixante-cinq ? ». Je croyais, à nouveau vexé, qu’elle parlait de mon âge, mais il s’agissait de soixante-cinq euros, le prix de la consultation ……

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