La maison retrouvée


Quelques kilomètres après Écouis, il fallait tourner à gauche, juste à la sortie du tunnel qui passait sous la voie ferrée. Une centaine de mètres plus loin, on entrait dans le village. On devait alors prendre le premier chemin sur la droite, descendre vers la rivière, la franchir sur un petit pont métallique et aborder la côte de l’église.

Je me souvenais très bien de l’itinéraire. Je l’avais pris mille fois à l’arrière de la 203, puis de la 403, puis de la grosse Fiat, puis à l’avant comme passager et parfois même derrière le volant quand je conduisais en fraude la deux-chevaux de ma mère.

Je n’étais pas revenu à Touffreville depuis près de vingt ans. J’en avais quinze ans quand mon père avait décidé de vendre la maison. Personne ne voulait plus y aller. Ma sœur s’était mariée et vivait maintenant à l’autre bout de la France, ma mère avait peur dans cette bicoque isolée et sans confort et sauf pour la chasse, qu’il pratiquait ailleurs, mon père n’avait jamais vraiment aimé ce qu’il appelait la cambrousse. Quant à moi, j’étais parvenu au point où l’idée d’échapper de temps en temps à un weekend à la campagne me remplissait d’enthousiasme. C’est donc sans regret que nous avions vendu Touffreville. Ensuite, les années avaient passé sans que j’éprouve aucun besoin de campagne en général ni de cette campagne-là en particulier.

Ça faisait presque un an que je vivais avec Sylvie. Elle me parlait souvent de son enfance aux pieds de la Montagne Sainte-Victoire, de ses courses au milieu des chênes verts, des champs de lavande et des odeurs du Midi. Alors, j’ai voulu lui montrer que moi aussi, j’avais couru dans l’herbe, grimpé aux arbres, fait du vélo à toute allure dans les chemins, chassé le cerf dans la forêt avec un fusil à fléchettes, mené une vie rudimentaire et même parfois dangereuse, une enfance.

Un matin, je lui ai dit :

—Demain, je t’emmène à la campagne, à Touffreville, en Normandie. Je te montrerai la maison où j’ai passé presque tous mes week-ends et mes vacances jusqu’à l’âge quatorze ans. Tu vas voir, le coin est assez sauvage et la maison plutôt rudimentaire, mais c’est vraiment chouette. Il n’y avait pas l’eau courante et pas de chauffage. On montait l’eau du village dans des gros bidons de plastique et il fallait laisser toutes les portes intérieures de la maison ouvertes pour que la chaleur de la cuisine se répande un peu dans les autres pièces. Au début, il n’y avait qu’une seule chambre et tout le monde campait plus ou moins dedans. Après, on a fait des chambres, l’une dans une ancienne porcherie, qu’on appelait noblement l’Écurie et l’autre dans un cellier. Je passais des heures à faire le tour de la maison à vélo en passant au ras des murs. Avec des pinces à linge, je fixais des cartes postales pliées entre les rayons pour me donner des impressions de moto. Quand il faisait beau, on déjeunait sur la moitié d’une table de ping-pong en bois. Elle pesait une tonne ! On l’installait comme on pouvait sous un grand noyer sur la terrasse de guingois. Enfin, c’était sympa, tu verras…

Voilà pourquoi ce samedi, en cette fin de matinée, j’engage ma voiture dans la côte de l’église. Le chemin n’a pas changé : une forte pente, deux ornières profondes et caillouteuses et un tracé sinueux entre deux haies vives qui rayent les carrosseries.

Nous arrivons devant la pauvre église. Je m’arrête un instant et, sans descendre de la voiture, je raconte :

— C’est Saint-Pierre de Touffreville, XIème siècle. C’est tout petit, hein ? Mais il y a une jolie vue sur la vallée, regarde. C’est là que ma sœur s’est mariée. Je devais avoir onze ou douze ans. Imagine cinquante voitures venant de Paris en train de grimper ce chemin à la queue-leu-leu. En plus, ce jour-là, il pleuvait. Quelle rigolade…

Mais aujourd’hui, il fait grand soleil. Le chemin poursuit sa montée cahotante jusqu’à la lisière de la forêt. En passant la limite des arbres, la pénombre et la fraicheur du tunnel de verdure nous tombent dessus. Encore une centaine de mètres et un autre chemin devrait s’ouvrir sur la gauche. Je le retrouve sans peine. De notre temps, il était barré par un simple fil de fer auquel était noué un chiffon rouge pour le rendre visible. Le fil de fer est toujours là. Aujourd’hui, c’est un sens interdit de supermarché qui s’y balance. Je descends de voiture pour écarter interdiction.

J’ai en tête une histoire toute prête pour expliquer cette effraction symbolique aux nouveaux propriétaires que nous n’allons surement pas manquer de rencontrer d’un moment à l’autre. « Voyez-vous, madame, votre maison était celle de mes parents. J’y ai vécu une enfance merveilleuse. Je souhaitais montrer l’endroit à ma jeune femme. Est-ce que ce serait trop vous demander que de... » Tout d’abord surprise, puis certainement charmée par ma politesse et attendrie par la situation, elle ne pourra que nous inviter à entrer, peut-être même à boire un verre de cidre…

Bientôt, le chemin sort de l’ombre pour déboucher en pleine lumière et filer droit jusqu’à la maison dont aperçoit au loin un bout du toit qui brille sous les arbres. C’est là que commençait mon ancien royaume. A droite, tout le long du chemin, il y a toujours l’unique fil de fer barbelé qui semble contenir les genets. A gauche, en léger contrebas, il y a le grand pré qui s’étale en pente douce jusqu’à la haie par-dessus laquelle on pouvait voir la vallée du Fouillebroc et presque tout le village.

Pendant le trajet, j’avais longuement parlé à Sylvie de ce grand pré parsemé de dizaines de pommiers. C’est là qu’enfant, je rampais dans l’herbe pour approcher le bison et c’est là que plus tard je conduisais la Deux-Chevaux à toute allure, zigzagant entre les arbres, en poursuivant les vaches du voisin. Le grand pré est à peine plus petit que dans mon souvenir. Mais il n’y a plus de bisons, plus de vaches et la plupart des pommiers ont disparu. Ceux qui restent sont à moitié morts et couverts de gui. L’herbe est tondue et un haut mur de thuyas a remplacé la haie vive. On ne voit plus la vallée ni le village.

Sans un mot, je fais avancer lentement la voiture le long du chemin. Je m’arrête un peu plus loin et je lui montre une coulée dans les herbes : « Tu vois, c’est là que Vercors, mon chien, s’était pris la patte dans un collet. Je me souviens, j’étais avec ma grand-mère, je devais avoir dix ans…Ah ! et puis là il y avait un gros arbre… Tiens, regarde, voilà la souche. J’y avais construit une cabane avec des troncs de bouleaux que j’allais couper à la machette dans la forêt. Je les ramenais un par un en les trainant sur les chemins attachés à mon Solex… »

Nous sommes arrivés à l’entrée, sur le côté de la maison, là où il y avait ce que nous appelions la barrière. Notre barrière, c’était deux lourdes poutres en bois horizontales peintes en marron. On les ouvrait en les faisant glisser une par une dans les guides en fer qui les maintenaient entre deux poteaux de ciment. En ne laissant en place que la poutre la plus basse, on pouvait aussi faire de l’équilibre dessus.

Je descends de la voiture et j’avance en hésitant. Ma barrière a été remplacée par un portail blanc éclatant. Il est ouvert. Je le touche machinalement, il est brulant et en matière plastique. Je fais signe à Sylvie de sortir de la voiture. Elle hésite un peu, avec un air de dire tu es sûr ? puis elle vint me rejoindre.

—Écoute, on est chez des gens, là, chuchote-t-elle. On ne devrait pas…

—Mais si ! Viens ! Allez viens !

—Non, je t’assure. Je préférerais ne pas…

—Bon, reste si tu veux, moi j’y vais !

Et je lui tourne le dos, agacé.  Un petit sentier contourne la haie de buis qui nous cachait encore la maison. J’avance, hésitant à peine. Les volets sont ouverts. Leur matière plastique est aussi blanche que celle du portail. Elle a remplacé le bois vermoulu et les pentures rouillées dont la peinture verte s’écaillait. Il ne reste rien du lierre et de la glycine qui cachaient à moitié les murs de briques poreuses et les colombages de bois fendu. Les briques sont maintenant vernissées et les colombages laqués noir.

A la place de la petite terrasse en mauvais béton que mon père avait construite en quatre dimanches et qui commença à pencher vers la droite dès la première année règne une esplanade en pierre de Rognes. Au milieu, une piscine scintille.

A côté de la piscine, des transats noirs à liseré jaune, deux parasols assortis et un bar en rotin sur roulettes. De l’autre côté de la piscine, une table à plateau de verre et à pieds de rotin est mise pour quatre personnes. A côté, un barbecue en acier inoxydable, gros comme un juke-box Wurlitzer.

Personne, pas un bruit, juste le vent dans les branches, une tourterelle qui s’envole et un transistor quelque part qui crache son étape du Tour de France.

Je suis planté au bord de la piscine. Je regarde fixement devant moi. Je crois bien que j’ai la bouche ouverte. Et puis, venant de derrière la maison, des voix confuses se font entendre : « … treize à six pour nous. C’est la piquette, Roger, la piquette, je te dis ! » « Facile, quand on triche comme ça… bon, on va bouffer ? » « Simone, tu ramasses les boules, moi je vais chercher le Pernod. Allez, zou ! » « C’est ça ! Zou ! Tout le monde à l’apéro…« 

J’ai rapidement rebroussé chemin. Quand j’arrive à la haie de buis, Sylvie est dans le grand pré, en train de cueillir des marguerites. Elle remonte jusqu’à la voiture et, sans malice, elle me demande :

—Alors, tu l’as retrouvée la maison de ton enfance ?

 Inexplicablement, je suis furieux contre elle. Je lui réponds sèchement :

—On s’en va. Je t’expliquerai.

4 réflexions sur « La maison retrouvée »

  1. “Les souvenirs qu’on s’invente sont les plus beaux”.
    William Shakespeare, Romeo et Juliette

  2. Cette histoire de la maison retrouvée est un récit dans la description de la maison telle qu’elle fût et une fiction dans la narration du retour.
    Il faut garder ses souvenirs heureux intacts, déformés par les années peut-être, mais intacts. Il ne faut pas les confronter avec une nouvelle réalité dans laquelle on n’a plus sa place, ou tout au moins plus la place qu’on y a tenu il y a si peu de temps.
    Ce qui n’est pas une fiction, ce qui est vrai de vrai, c’est le récit que j’ai fait d’un retour au Cap Ferret que j’aurais bien intitulé « Fallait pas ! » si le titre n’avait pas déjà été utilisé par d’autres, par moi y compris. Alors je lui ai donné le titre banal de « Retour au Ferret » :
    https://www.leblogdescoutheillas.com/?p=4103

  3. Qu’espérais-tu, mon pauvre Philippe…? Retrouver tes dix ans tels qu’en eux-mêmes le temps les eût figés….? Qu’est-ce que le temps…? Seule l’équation d’une photo peut-être pourrait répondre.

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