Désintoxication – 2ème partie

Désintoxication  — Deuxième partie

Le patient, dont la fatigue nous avait conduit hier à interrompre l’interview, se porte beaucoup mieux ce matin. Nous reprenons donc notre entretien. Il vous est bien entendu toujours possible d’en réentendre la première partie en cliquant ici.

  • … ?
  • Oui, oui, j’ai passé une bonne nuit, je vous remercie. Nous pouvons reprendre.
  • … ?
  • Tout à fait ! C’est bien ce mot qui a déclenché ma petite crise d’hier soir. D’ailleurs, je tiens à m’en excuser auprès de vous. Mais que voulez-vous, il m’a échappé et vous avez pu voir qu’il provoquait encore chez moi des automatismes douloureux.
  • C’est cela, nous parlions de Dallas et je vous disais que je me faisais une fierté de n’avoir jamais vu un seul, comment dire, un seul morceau de Dallas. Ceci dit, nous étions peu nombreux à résister à ce que nous considérions encore comme une simple mauvaise habitude, pas plus grave que celle qui consiste à boire trop de café au bureau. Pourtant la souche du virus était là, bien qu’encore peu virulente. En effet, pour voir Dallas, il fallait attendre le jour et l’heure de la semaine, et il n’y avait aucun moyen d’en abuser, mis à part l’enregistrement sur magnétoscope. Mais là, il fallait vraiment être …
  • … ?
  • Dites-donc, vous sortez d’où, vous ? Un magnétoscope, enfin ! Un truc moche et encombrant qui servait à enregistrer sur des bandes des tas de trucs qu’on ne regardait jamais… Vous ne voyez pas ? Bon, passons ! De toute façon, ça n’a aucune importance. Donc, l’épidémie Dallas, quoique réelle, fut de faible gravité et de faible ampleur, d’autant plus qu’un nombre croissant de malades se rendait compte que Dallas, c’était quand même très con. Les années passèrent, et avec le temps, ce genre d’œuvre de fiction télévisuelle se déroulant en plusieurs parties diffusées à intervalles réguliers — vous comprendrez que je ne prononce pas le mot — ce genre-là, donc, devint de moins en moins con. Arrivèrent NYPD Blue, puis les débuts des Sopranos, de Kaamelott, d’Engrenages. Le mal prenait de l’ampleur et plus les œuvres-de-fiction-comme-je-disais-plus-haut étaient bonnes, plus les dommages étaient grands. Les premiers malades atteints, ignorant encore les dangers de leur état, contaminait les autres en toute bonne foi prosélytique. Dans les salons, dans les cafés, les salles de réunion, les transports en commun, sur les plages, autour des piscines et des courts de tennis comme sur les parcours des mini-golfs et les terrains de pétanque, on commençait à voir les premiers symptômes de désordres mentaux chez les adeptes de ces spectacles. Pourtant si le nombre de malades augmentait sur un rythme géométrique, au niveau individuel, la gravité de leur état n’inspirait pas vraiment d’inquiétude, car ils continuaient d’avoir une vie sociale et professionnelle presque normale. Vous vous demandez pourquoi, certainement ?
  • Comment ça, bof ? Vous êtes plutôt désespérant, vous savez ? Eh bien, je vous le dirai quand même. Compte tenu des moyens technologiques qui régneraient encore pour quelques brèves années, il n’était pas possible pour un malade de passer plus d’une heure ou deux par jour devant l’objet de sa passion. En effet, c’est évident, les conditions de stockage, peu pratiques ou onéreuses, réduisaient énormément les possibilités de visionnage à la file de toutes les parties successives de ces œuvres de fiction télévisuelles dont nous parlons. Vous me suivez ?
  • Je m’en doutais. Écoutez, je suis désolé d’avoir à utiliser ces périphrases incommodes, mais vous comprendrez que faire autrement serait pour moi encore très douloureux. Faites un effort, quand même ! Ce que je veux dire, c’est qu’à cette époque, il n’était pas encore possible de s’enfiler tout le gâteau d’un seul coup ! Et là, vous comprenez ?
  • … !
  • Ah, quand même ! Donc, on en était là : beaucoup de malades, mais peu atteints. Et puis, ça a été la catastrophe. Et comment croyez-vous qu’elle arriva, la catastrophe ? Je vous le demande…
  • … !
  • Mais non ! Pas du tout ! Il faudrait envisager un autre métier, jeune homme. Voilà qu’il pleure, maintenant ! Bon, je vous explique, mais prenez des notes, sacré bonsoir ! Au moment où les machins dont on parle depuis une heure s’amélioraient énormément, par exemple avec House of Cards, Dix pour cent, Narcos, et autres Big Bang Theory, la catastrophe est arrivée avec la VoD.
  • … ?
  • Non, c’est désolant, quand même ! Rester calme, il faut que je reste calme. VoD. Vidéo on Demand : Netflix, MyCanal, HBO, Apple TV et tout la bande de ces chaines qui stockent, qui créent, qui distribuent à toute heure, autant de fois que vous le voulez et pour pas cher, l’objet de votre désir. Le malade qui n’était jusqu’ici que raisonnablement intoxiqué pouvait désormais se taper tout Mad Men en une semaine à mi-temps. Il perdait le goût de lire, de parler à ses proches, de courir et même, s’il l’avait jamais eu, celui de travailler. Il n’avait plus le temps de se raser, il ne répondait plus à son courrier et ne mangeait plus que des pizzas livrées à domicile. Il était devenu — allez, il faut que je le dise, je vais le dire, je peux le faire — il était devenu Série-Positif. Ouf, je l’ai dit. Série, série, série ! Même pas mal !  Je vous avais bien dit que ça allait mieux. Bref la VoD, Vidéo on Demand était devenu le VoD, Virus on Demand.
  • … ?
  • Non, elle n’est pas de moi. Du Canard Enchainé, je crois. Enfin, voilà. C’est ce qui m’est arrivé, ou à peu près. Quand j’en ai été au point de refuser de sortir le chien, ma femme est partie en claquant la porte. Elle est revenue deux heures plus tard, en pleine scène de crise dans le Bureau Ovale de la Maison Blanche. Elle était accompagnée de deux types du CUPLASCAF de l’arrondissement…
  • … ?
  • Le CUPLASCAF. C-U-P-L-A-S-C-A-F : Centre d’Urgence Pour la Lutte Anti Sériose et Contre l’Addiction aux Feuilletons. Ils ont rangé mon Mac, mon iPhone et ma tablette dans une grande enveloppe plastique scellée et ils m’ont dit que tout allait bien se passer. Trois heures plus tard, je me suis réveillé dans cette chambre, avec cette jolie vue sur la campagne. Bien sûr, il n’y a pas de télévision. Pas de Wi-Fi non plus, probablement. Mais comment le savoir ? Tout le monde est très gentil, surtout le surveillant d’étage, qui me donne des rations en plus de Carambars. Oui, les chercheurs çnt découvert récemment que le Carambar compense assez bien le manque. Je participe à des séances de désintoxication. Au début, on nous passe en boucle des épisodes de Thierry la Fronde en alternance avec Hélène et les Garçons. La première fois, ça surprend. Il y en a même qui vomissent. J’ai fini brillamment le stage de conversation. J’ai toujours été bon en conversation. Maintenant, j’en suis à la réaccoutumance à la lecture. Les Aventures du Club des Cinq, c’est pas toujours facile. Pour la semaine prochaine, on m’a annoncé Les Fables de La Fontaine. J’appréhende. Mais dans l’ensemble, ça va.
  • … ?
  • Des anecdotes ? Oui, voyons… Tiens, l’autre jour, mon voisin de couloir, Alexandre de Kerboulay de Vigolain s’est fait surprendre avec un vieil exemplaire de Télé 7 Jours. Il lisait les résumés des épisodes — épisodes, je l’ai dit, vous avez vu, sans problème —  des épisodes d’Amour, Gloire et Beauté de 1983. Il a été privé de Carambars pendant deux jours. Affreux. Tiens, ça y est, c’est l’heure de la piqure. Je viens d’entendre l’infirmière entrer dans la chambre d’à côté. C’est celle du Prince Abdullah Bin Nasrif. Un cas désespéré celui-là, soit dit entre nous. Il voulait acheter HBO pour pouvoir prendre Don Draper comme premier ministre, le pauvre fou, alors que Mad Men, ce n’est même pas sur HBO mais sur Netflix ! Bon, dans trois minutes, l’infirmière sera là. Il va falloir que vous vous en alliez. Dites, mon vieux, vous pourriez me faire un petit plaisir avant de partir ?
  • Vous pourriez me dire si les Sopranos se sortent vivants ou pas de la fusillade du restaurant ?
  • Ah, merde alors !

FIN

 ET DEMAIN, UNE PETITE CURE DE SOMMEIL

5 réflexions sur « Désintoxication – 2ème partie »

  1. Beau commentaire, Paddy, qui me fait regretter de ne pas avoir regardé ni même suivi ce bel évènement. Juste aperçu la Reine, vieille dame digne — c’est la moindre des choses pour une reine — et qui force la sympathie — ce qui n’est pas donné ni à tout le monde, ni tout le temps.

  2. Hier matin, en m’installant confortablement pour voir le énième épisode de House of Windsor, je m’attendais à revoir un mariage princier, coloré dans les robes et les chapeaux mais blanc de peaux, bon chic bon genre avec toutes les cours de la vieille Europe représentées, un énième concours de chapeaux comme à Ascot chaque année, quoi! La grande question avant la cérémonie était, paris à l’appui des bookmakers, l’origine de la robe de Meghan et la couleur adoptée par la reine. Verte? Rose? Tel était le suspense! Pas du tout. Ce Royal Wedding était rien moins qu’ un Political Statement, ou plutôt, un Revolutionnary Statement. Les révolutions pontuent parfois l’histoire du Royaume Uni et elles sont toujours significatives. Les préambules de la cérémonie et le concours de chapeaux terminés, dès que la cérémonie elle-même à debuté, j’ai compris que le Statement de ce jour était l’intégration officielle de la Négritude dans la société anglaise par son incarnation la plus significative, sa royauté. Et quand je dis Négritude, pas n’importe laquelle, la Négritude issue de l’esclavage Américain. C’est tout simplement inouï! La royauté anglaise, toujours issue d’alliances princières européennes (Saxe-Cobourd depuis la Reine Victoria), tente de se moderniser avec Elisabeth II. Cela a commencé avec le Prince Charles, futur roi, marié de force avec non pas une princesse mais une gamine issue de la bonne aristocratie anglaise. Le mariage à fait pschitt! Avec William, la monarchie a accepté un mariage d’amour avec une Commoner (Oh m’y God!). Enfin, avec Harry, un véritable mariage d’amour avec une métisse, américaine et divorcée (Trois fois OH MY GOD!!). Le prochain mariage, qui sait?, sera peut-être un mariage gay (Thank you God s’écriera Christiane Taubira!). Et qui a dit que la Royauté Anglaise était du passé, dépassée et foutue? Non! Elle est véritablement moderne, elle sait sa place, son rôle, ses responsabilités et sait s’adapter. God save the Queen!

  3. Jim a raison. Le virus episodus anglicis n’est pas fatal mais envoûtant. Ce matin c’est le énième épisode de House of Windsor, série plus vraie que nature. Le grand défi visuel de la série c’est pour les figurantes le choix des chapeaux. Un régal!

  4. Les origines de ce virus dont notre conteur semble catégoriquement en être la victime sont mal connues. Une origine peut-être animale pour certains chercheurs, transmissible sournoisement à l’homme comme celui de la vache folle ou celui de la grippe aviaire. Ce qui est certains c’est qu’il mute l’animal, mutadis mutandis, pour se propager en fonction des situations locales, historiques et culturelles. Pour ma part, c’est le mutant episodicus anglicis qui m’a infecté en consommant du Faulty Towers d’abord, du Barnaby, du Morse, et en abusant du Downtown Abbey. Mais je ne me soigne pas. La maladie est devenue symbiotique.

  5. Magnifique démonstration !

    Dois-je avouer que je n’ai jamais, au grand jamais, suivi de série télé hormis Kaamelot. Pas ma faute, c’était dû à mon métier, qui m’en tenait éloigné. Pourtant, j’ai quand même entendu parler de l’infâme JR, l’homme qu’on aime détester. C’est tout ce que j’en sais.

    Merci au blog des Coutheillas de me faire sentir moins seul. Moins con.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *