Le Crapaud, la Tortue et le Canard

Morceau choisi
Le texte qui suit est la traduction non autorisée et bénévole de « The Toad, the Turtle, and the Duck », une petite fable de David Sedaris(*), extraite de « Squirrel Seeks Chipmunk, a modest bestiary »- 2010 – Little & Brown, publishers

 Le Crapaud, la Tortue et le Canard

La queue des réclamations commençait au bord du marais et s’étirait vers l’ouest, pour finir là où la tortue venait enfin d’arriver, au pied d’une souche de pin calcinée. Elle avait trouvé sa place derrière un crapaud à l’œil vitreux et entrepris un bâillement à se décrocher la mâchoire quand un canard se pointa et pris place derrière elle en grommelant « Quelle bande de crétins. »

La bouche encore ouverte, la tortue acquiesça de la tête.

« C’est la deuxième fois que je fais cette queue, vous pouvez croire ça ? », râla le canard. « D’abord, ils m’ont dit que je n’aurais pas besoin de pièce d’identité, et puis, après presque trois heures, voilà que cette casse-couilles de rate de rivière me dit ‘Je suis désolée, Monsieur, mais si vous n’avez aucun justificatif d’identité, je ne peux rien faire pour vous’.

« Alors, je fais : ‘Bordel de merde, pourquoi vous ne m’avez pas dit ça plus tôt ?’ Et elle me fait genre « Si vous ne pouvez pas rester poli, je crains de devoir vous demander de partir. ‘ »

La tortue gémit de sympathie, car quelque chose de semblable lui était déjà arrivé. « C’est un vieux truc », dit-elle. « Ils merdouillent, mais en fait, c’est de votre faute. »

« Je lui ai dit, ‘Vous voulez de la politesse, essayez donc de travailler pour une société qui ne fasse pas ces foutues embrouilles ! continua le canard. « Il ne faut quand même pas vous plaindre d’avoir des plaintes alors que c’est vous qui nous donnez de quoi nous plaindre. »

« Bien envoyé, » dit la tortue, qui, elle devait l’admettre, était sincèrement impressionnée. « On ne s’attend pas à tant de pertinence de la part d’un canard, ou de quelqu’autre oiseau, vraiment, mais celui-ci avait carrément tapé dans le mille, » elle en parlerait à son mari ce soir à la maison.

C’est là que le crapaud entra dans la conversation. « Vous voulez être sciés ? Je suis arrivé en tête de la queue, j’ai montré ma pièce d’identité, et là on m’a dit qu’il en fallait deux. Est-ce qu’on peut faire plus con ? J’ai dit ‘ je n’ai pas vu que ce faux derche de lynx vous en ait donné deux, des pièces d’identité ‘ et l’autre derrière le guichet, un serpent noir, me dit que c’est une règle spéciale pour les reptiles.

« J’ai dit, ‘Pas de problème, je suis un amphibien.’ Et il me fait — je ne vous raconte pas d’histoire — ‘ C’est pareil.’

« J’ai dit, ‘ C’est foutrement pas pareil. Primo, je m’accouple seulement dans l’eau. Deuxio, la peau dans laquelle je suis né — je l’ai encore. Alors, ne me balancez pas ces conneries de ‘c’est pareil’. Vous devriez savoir ça mieux que personne.' »

« Alors, il m’envoie ce même genre d’ânerie que la rate de rivière avait envoyé à ce canard, genre ‘ Je suis désolé, Monsieur, mais si vous devez utiliser ce genre de langage…’ « 

La tortue roula des yeux. « Typique. »

« J’aurais dû lui balancer un coup de poing, » dit le crapaud. « En plein dans la figure — paf. »

« D’accord avec toi, mec ! » dit le canard.

« Ou non », continua le crapaud, « J’aurais dû lui arracher les yeux, le rendre aveugle pour qu’il passe le reste de sa vie dans le noir. »

La tortue avait un cousin aveugle, un cousin qu’elle haïssait, et ça la fit rire d’autant plus.

« Et puis, j’aurais dû lui arracher la langue, » dit le crapaud. « On verrait s’il aimerait ça ! »

« Pas si facile de nous raconter des conneries s’il ne pouvait plus parler, » dit le canard.

« Après tout ça, j’aurais dû lui flanquer le feu, » ajouta le crapaud. « Non, j’aurais dû lui balancer de l’acide et après, lui flanquer le feu, à ce connard. »

La tortue commença à dire quelque chose, mais le crapaud, excité par une nouvelle possibilité, l’interrompit : « Ou alors, attendez, non, après lui avoir coupé la langue, j’aurais tartiné une pomme de merde, ouvert sa grande gueule, et lui aurais enfoncé dans la gorge. Alors, je lui aurais balancé de l’acide. Alors, je lui aurais flanqué le feu. »

Tous les trois se mirent à rire.

« Mieux encore, vous auriez dû prendre un melon, » dit la tortue. « Le recouvrir de merde et lui fourrer dans la gorge. Ha ! »

« Ou non, » dit le canard. « Au lieu d’un melon, vous auriez dû prendre une pastèque. Alors vous — »

Et c’est là que la joyeuse ambiance s’aigrit. « Une pastèque pour le serpent noir,  » dit le crapaud. « Là, vous êtes raciste. »

« Pas du tout, » dit le canard, « Je voulais juste dire — »

« Je sais ce que vous ‘vouliez dire’  » dit le crapaud, « et je pense que c’est dégueulasse. »

« Bien dit ! Bien dit !  » approuva la tortue.

« Ouais, eh bien, allez vous faire foutre tous les deux, » dit le canard, et il s’éloigna en se dandinant tout en marmonnant dans sa barbe.

« Bon Dieu, je déteste les types comme lui, » dit le crapaud. « Une pastèque. Il n’aurait pas dit ça si ça avait été un serpent royal, et encore moins si ça avait été un python. »

Les deux regardèrent le canard qui battait en retraite et secouèrent la tête de dégout. Un moment de silence, et le crapaud continua, « J’aurais dû recouvrir de merde un melon-miel — ou non, un melon-miel et un cantaloup. J’aurais dû recouvrir les deux melons de merde et les lui enfoncer dans la gorge. Alors, je lui aurais versé de l’acide dessus, et, alors je lui aurais fichu le feu. »

« Eh bien, » dit la tortue, « il y a toujours une seconde chance. »

(*) David Sedaris
1956 — écrivain, humoriste et comédien américain

ET DEMAIN, LA ST-VALENTIN EN FLORIDE

Une réflexion sur « Le Crapaud, la Tortue et le Canard »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *