« Je me souviens » ou « Conseils pour commencer à écrire »

Le Je me souviens est exercice d’écriture courant. Il consiste à dresser une suite de bribes de souvenirs dont chacune commence par les mots Je me souviens. Ces bribes reflètent des souvenirs personnels propres à leur auteur en même temps qu’elles évoquent une époque. C’est un exercice que je recommande chaudement à ceux que titille une vague envie d’écrire. Quitte à raconter quelque chose, autant commencer par ce qu’on croit connaitre : sa vie. Voici la méthode :

a) Choisir un après-midi grisâtre et une pièce où il fera doux, s’installer sans hâte et confortablement, faire le vide dans sa tête, mais pas trop longtemps car l’habitude s’en prend vite.

b) Choisir un lieu, une maison, un appartement, préférablement de son enfance, le parcourir des yeux et de la mémoire, s’arrêter à la première image un peu nette, et écrire son premier je me souviens, ensuite, et pour quelques instants, quelques instants seulement, ne pas résister à l’immense édifice du souvenir, écrire un deuxième puis un troisième souvenir.

c) S’arrêter obligatoirement avant le quatrième, car on n’écrit pas une autobiographie, n’est-ce pas ? Pas encore. Relire, raturer, remplacer, simplifier, épurer, réduire. Chasser les adverbes comme s’ils étaient des fautes d’orthographe et les adjectifs comme s’ils étaient des préciosités.

d) Pour chaque souvenir, se limiter à une seule phrase. Une proposition subordonnée est autorisée, à la condition qu’elle soit à l’imparfait, l’effet de nostalgie n’en sera que meilleur. La phrase devra être suffisamment vague et soluble dans l’air pour n’être pas totalement explicite et que seuls certains lecteurs puissent voir exactement de quoi on a voulu parler.

e) Maintenant, changer de lieu, éventuellement changer d’époque et repartir en b) ci-dessus.

f) Quand la boucle b-c-d-e aura été bouclée quatre ou cinq fois, laisser reposer. Le délai de repos sera au minimum d’une journée. Aucun maximum ne lui est imposé.

g) Une fois ce délai écoulé, se relire et si, à la lecture de ce qu’on n’aura pas jeté à la corbeille, survient une légère émotion ou une envie de sourire, ce sera presque gagné : on pourra écrire la suite en reprenant à l’étape a).

Dans quelques années, muni de votre petit cahier noir plein de je me souviens, vous en choisirez deux ou trois pour tenter d’en faire l’incipit d’une histoire brève, d’une nouvelle ou d’un roman. Et plus tard, beaucoup plus tard, quand vous aurez compris que votre vie n’intéresse personne, vous passerez à la fiction.

Les plus célèbres Je me souviens de la littérature française sont ceux de Georges Perec. Voici quelques-uns des miens, écrits il y a quatre ou cinq ans.
Avant que vous ne m’accusiez de plagier Perec, sachez qu’il n’a pas été l’inventeur de cette technique. Son recueil « Je me souviens » (Hachette-1978) était directement inspiré de « I remember » de Joe Brainard (Angel Hair Books – 1970). Dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi je me priverais. Voici donc :

Je me souviens

Je me souviens des sucettes Pierrot Gourmand fichées dans la tête de clown en plâtre blanc comme des plumes sur la tête de Sitting Bull

Je me souviens des trois marches qu’il fallait monter pour entrer dans la boutique blanche du confiseur.

Je me souviens de la voiture de chez Gervais qui montait le boulevard de Port Royal derrière ses deux chevaux et des traces d’eau que la glace laissait derrière elle en fondant.

Je me souviens des hommes à cothurnes qui installaient les abris pour les étals du marché en plein air le long du mur de l’hôpital du Val de Grâce.

Je me souviens des trois marches qu’il fallait descendre pour entrer dans l’école de filles de la rue Pierre Nicole, où on acceptait les garçons jusqu’à la septième.

Je me souviens que les petits enfants du Président Coty étaient dans une classe au-dessus de moi.

Je me souviens de la fille de la rue Flatters.

Je me souviens de mes patins à roulettes qui faisaient sonner les grilles du caniveau central du boulevard de Port Royal

Je me souviens de ce petit avion en balsa qui s’était bloqué dans un marronnier du Luxembourg.

Je me souviens des départs à Andrésy avec mon ami René-Jean.

Je me souviens de la petite Simca 5, peut-être 6, décapotable et presque toujours décapotée, dans laquelle son père nous emmenait.

Je me souviens du tunnel de St Cloud avec son revêtement en carreaux de faïence et son puits d’aération central que nous attendions avec impatience parce qu’il créait au passage un formidable courant d’air ascendant.

Je me souviens du petit bois coincé entre le bout du jardin et la voie ferrée, et de l’incendie que nous y avions déclenché.

Je me souviens des pétards que nous balancions sur la bande d’Andrésy-le-Bas, qui nous répondait avec des lance-pierres.

Je me souviens de mon premier professeur d’anglais, qui sentait le vin et pinçait les joues très fort.

Je me souviens de mon deuxième professeur d’anglais qui nous apprenait la langue en nous faisant écouter et traduire des disques de Danny Kaye.

Je me souviens de ce séjour à Saint-Brévin, des marées basses, des marsouins et du rayon vert.

Je le souviens de la 203 noire à double carburateur dans laquelle mon père m’emmenait parfois jusqu’à l’école du quai Henri IV.

Je me souviens des Peters Sisters et des Sœurs Étienne et du grand orchestre de Ray Ventura

Je me souviens du film le Souffle Sauvage et de Gary Cooper transportant à dos de mulet des charges de dynamites pour éteindre un puits de pétrole en feu.

Je me souviens de l’hôtel particulier de l’île Saint Louis qu’habitaient Michèle Morgan et Henri Vidal.

Je me souviens du feuilleton La Famille Duraton sur Radio Luxembourg avec Jean Carmet dans le rôle de Gaston Duvet.

Je me souviens de Signé  Furax  et de son metteur en onde Pierre-Arnaud de Châssis-Poulet, voyons.

Je me souviens des retours de chasse, le dimanche soir à travers la nuit, installé à l’arrière de la 203, puis 403, puis à l’avant de la 404, puis au volant de la 504.

Je me souviens du ballet grinçant des balais d’essuie-glace, et de l’angoisse des devoirs non faits qui montait au fur et à mesure que la porte de Châtillon approchait.

Je me souviens de ma première nuit blanche passée sur mon premier morceau de littérature, Croc Blanc, découvert par hasard sur une étagère dans une maison étrangère .

Je me souviens du 83, autobus à plateforme qui m’emmenait au lycée.

Je me souviens de la chaîne à poignée de bois que le receveur tirait vigoureusement pour donner au chauffeur le signal du départ.

Je me souviens de son geste de la main gauche pour ouvrir plus ou moins la fente de la machine à composter qu’il portait vissée sur le ventre, puis du moulinet de son poignet droit pour lancer l’impression des tickets.

Je me souviens du numéro d’immatriculation de ma première voiture, 3610 BT 75.

Je me souviens du Luxembourg et du groupe que nous formions toujours au même endroit.

Je me souviens des chaisières qui n’arrivaient jamais à encaisser le moindre sou de notre part.

Je me souviens de mon premier départ seul en vacances chez les parents d’un ami en Bretagne.

Je me souviens de premiers blue-jeans que nous déformions en nous baignant en mer avec et en les portant jusqu’à leur assèchement complet.

Je me souviens du cinéma Champollion et de la première fois où j’y ai vu La Règle du Jeu.

Je me souviens que c’était l’été et qu’on y donnait une version sous-titrée en anglais.

Je me souviens du choc émotionnel que ce film avait provoqué en moi.

Je me souviens de ce départ pour l’Amérique dans un quadrimoteur à hélices des Flying Tiger Lines.

Je me souviens de la panne d’un moteur au-dessus de l’océan et de notre piteux retour au Bourget.

Je me souviens de notre vrai départ quelques heures plus tard, juste avant que mon père n’arrive au Bourget pour me récupérer.

Je me souviens de mon arrivée à New York, ville debout comme je l’avais lu quelque part.

Je me souviens de ma sourde angoisse sur le bord de cet autoroute du New Jersey où aucune voiture ne s’arrêtait pour prendre un petit français en veste de daim.

Ceci est une autre histoire, mais je m’en souviens très bien.

3 réflexions sur « « Je me souviens » ou « Conseils pour commencer à écrire » »

  1. Quelle belle idée que ce recueil de Je me souviens à plusieurs voix !

  2. Je me souviens de Sami Frey, très beau, pédalant sur scène, en égrenant les souvenirs de Perec, tres beau avec sa chevelure jais et sa voix envoûtante. Je me souviens de lui, de ce texte lancinant, évocateur, envoûtant, dévoile au rythme hypnotisant des tours de pedales.
    Je ne me souviens ni du lieu,ni de la date. Je me souviens de ma fascination…
    Bien plus tard pour les 90 ans de notre Pere, nous avons organisé une fete avec famille et amis et enfants et petits enfants ; nous étions plus d’une centaine ; chacun devait nous adresser un « je me souviens ». C’est devenu un recueil conséquent et très émouvant, où se côtoient les souvenirs de toutes générations, où s’entremêlent des faits, des anecdotes, des situations, des instantanes, des inconnues, que nous – ses enfants – avons découverts ; découvrant tout à la fois que nos propres souvenirs pouvaient tout aussi bien se recouper et diverger. C’est un tout petit trésor que j’aime à feuilleter, comme a regarder de vieilles photos.
    Je me souviens de Papa plonge dans cette lecture, tour à tour songeur, amuse, surpris, ému….
    Merci Philippe….je m’y replonge en cette matinée dominicale très grise.

  3. “Je me souviens”! C’est pour moi la plus belle devise qu’un état ait pu adopter, en l’occurence c’est celle de la Belle Province, la Province du Québec. Pourvu que les Québécois n’oublient jamais, je le leur souhaite, mais ce ne sera pas facile.

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