J’ai dix ans (Chap.4)

4-Sur la passerelle

Au-dessus de la maison, le ciel est encore gris clair, mais devant moi, il prend des couleurs qui me remplissent d’impatience. C’est comme quand je verse de  l’encre Waterman dans l’eau du lavabo. Il n’y a plus de vent. Tout est silencieux. Encore une lueur muette, puis un doux grondement, qui semble très haut ou très loin.

Première bourrasque. La poussière et les feuilles tombées dans les allées tourbillonnent au sol puis s’envolent. Les poules ont cessé leur caquetage et commencé à courir en rond en baissant la tête. Le vent cesse à nouveau.

Enfin, un éclair! Ce n’est pas encore un vrai, comme j’aime, avec un tracé zigzaguant comme celui que j’ai vu tomber dans la mer un soir depuis la salle de restaurant de l’hôtel des Tamaris. Non, seulement une très forte clarté, dont on ne sait ni d’où elle vient ni où elle va. Et puis, deux secondes plus tard, un craquement formidable, sec, suivi de longs roulements qui vont en s’affaiblissant. Ce coup de tonnerre m’a fait sursauter d’au moins cinq centimètres, le souffle coupé,  le corps raidi et les mains crispées sur le garde-corps de la terrasse. Je n’avais jamais rien entendu d’aussi puissant. Je n’arrête pas de répéter tout haut: « Hé ben mon vieux! Hé ben mon vieux! Hé ben mon vieux! ».

Le vent a un peu repris. Le ciel est bleu marine, presque noir. Et d’un seul coup, la pluie, énorme, comme si, là-haut, quelqu’un avait renversé une gigantesque bassine. Les poules, complètement affolées, ne courent plus en rond mais dans tous les sens en criant et se cognant entre elles et contre les grillages. Je me réfugie sous la petite marquise qui protège la porte d’entrée. Je suis en principe à l’abri, mais la pluie rebondit sur le ciment et asperge mes sandales, mes chaussettes et mes genoux. Heureusement que je suis en culotte courte…Parfois, des rafales viennent appliquer la pluie sur ma chemise. Je commence sûrement à avoir un peu froid, mais l’excitation m’empêche de m’en rendre compte, et de toute façon, je ne vais pas rater ce spectacle pour aller chercher un chandail ou un anorak. Et puis Madeleine et monsieur Levallois sont visiblement occupés ou à l’abri quelque part et personne n’est là pour me dire de « rentrer tout de suite à l’abri, non mais sans blague! »

Maintenant, après cette entrée fracassante, l’orage est vraiment là. Un nouvel éclair dessine en contraste un gros nuage noir sur fond blanc. Cette fois ci, le tonnerre est arrivé tout de suite, mais je ne me suis pas laissé surprendre. Je l’attendais, et je l’ai dégusté de son début jusqu’à sa fin. Ce n’est plus un craquement sec, mais un colossal braoum voluptueux qui se déroule et rebondit.
D’autres éclairs, d’autres braoum, tous différents dans leur puissance, leur durée, leur façon de moduler puis de mourir…

Ça y est, je l’ai vu, le vrai, celui que j’attendais. Quelle chance! Je regardais sur la gauche, vers la crête de la colline. Et justement, c’est là qu’il est venu, l’éclair exemplaire, celui qu’on dessine dans les illustrés, zigzagant entre le noir des nuages et le vert foncé de la colline. Il a tout révélé, les arbres, les toits, les pylônes qu’on ne voyait plus depuis le début de la tempête. Il est resté un court instant, vibrant dans l’air, presque vertical, et puis son image a commencé à disparaître au moment où son tonnerre commençait à se faire entendre.

-Hé ben mon vieux! Hé ben mon vieux!

Trempé et frissonnant, rencogné contre la porte, je suis sur le qui-vive, regardant partout, attentif à ne pas rater le prochain éclair. Sur ma passerelle, je suis un capitaine dans la tempête. Devant mon pupitre, je suis le chef d’un orchestre grandiose.
Pendant que les coups de tonnerre succèdent aux éclairs, l’énorme chuintement de la pluie qui tombe maintenant à la verticale ne fait qu’augmenter. On dirait le bruit d’un poste de radio à son volume maximum réglé entre Paris-Inter et Radio-Luxembourg.
Et puis, le bruit change. Isolés dans le chuintement continu de la pluie, on entend d’abord des tac, tac, dans une note plus ou moins grave, d’abord espacés puis sur un rythme qui s’accélère jusqu’à être collés les uns aux autres. C’est chaque grêlon qui sonne différemment selon ce  qu’il frappe, ciment, gravier, tôle ou tuile. Il fait nuit noire. La grêle forcit encore et le vacarme devient infernal. Petit à petit, les tac, tac s’espacent et disparaissent. La grêle a cessé et avec elle, la pluie. L’orage est passé maintenant derrière la maison et les rares éclairs projettent son ombre sur le potager. Les grondements se décalent et s’affaiblissent. La couleur du ciel change et tourne au gris. Le jour revient avec le calme. Un dernier grondement dans le lointain. L’orage est sur Lisors.
Orage(à suivre)

Publication des deux derniers chapitres: le 1er juin

Voir aussi « J’ai dix ans » texte intégral

4 réflexions sur « J’ai dix ans (Chap.4) »

  1. Une dernière strophe me vient à l’esprit ce matin, un peu gnangnan mais tant pis:

    L’orage est partit sur Lisors
    Tout est calme, il faut rester dehors
    La terre exhale des parfums qui enivrent
    Ces moments là nous font vivre.

  2. Avec le chapitre 4 éclate l’orage
    Un gamin ordinaire sans courage
    Réfugié sous sa couette douillette
    Tremblerait comme une mauviette.

    Mais pas le jeune Philippe
    Sur la passerelle il fait face, il en jouit, il participe
    Il enregistre pour toujours ce spectacle
    Pensez, c’est Jupiter qui lui envoie son oracle.

    Magnifiquement, soixante ans plus tard
    Avec ses éclairs et ses pétards
    Cet oracle fera surface
    Dans le Journal des Coutheillas.

  3. Description magnifique de l’orage; on s’imagine facilement le voir, le ressentir.
    D’ailleurs, le temps est assez similaire ici, ce matin… en moins violent tout de même.

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