Retour sur la Piazza Navona – 1

temps de lecture : 4 minutes 

1—Première partie : Enzo Martucci, retraité et promeneur de chiens

Et me voilà de nouveau sur la Piazza Navona. Cette place, je l’ai traversée des centaines de fois, sautant d’un pied sur l’autre pour éviter les scooters à l’époque où ils étaient encore autorisés, zigzagant entre les éventaires clandestins et les touristes avant qu’ils ne soient devenus trop nombreux. Mais ce matin, pour la première fois en quarante ans, je me suis assis à la terrasse de l’un de ses cafés. D’habitude, quand je suis à Rome, pour trainer aux terrasses, je préfère la Piazza della Rotonda ou la Via della Pace. Mais aujourd’hui, la Rotonda est envahie de touristes au point qu’on a dû réduire de moitié la surface attribuée au Café Di Rienzo, et on dirait bien que l’Antico Caffe della Pace est définitivement fermé. Alors, c’est sur la Piazza Navona, à la terrasse de Da Lorenzo, celle qui fait face à l’église Sant’Agnese in Agone, que je suis installé aujourd’hui. Il est dix heures du matin et les tables sont encore à l’ombre. Je n’ai rendez-vous que dans deux heures. La place est presque déserte.
Les tables voisines sont occupées par des jeunes filles. Elles mangent des glaces ou boivent des Coca-Cola. Américaines, seize, dix-sept ans, longs cheveux, souvent blonds, shorts courts en jean élimé, voix hautes, gaies, jeunes. Américaines. Est-ce ce qui m’a fait choisir cette terrasse plutôt qu’une autre ?

Dix heures quinze. Un vieil homme apparait derrière la Fontaine de Neptune. Il est très grand et très maigre. Il porte un large costume clair usé et un chapeau de paille culotté d’où débordent des cheveux blancs. Il tient en laisse quatre chiens, tous de races, de tailles et de couleurs différentes. J’imagine un retraité promenant les chiens de ce quartier bourgeois pour gagner un peu d’argent. Il avance lentement vers le centre de la place derrière son attelage désordonné. L’un des chiens, le plus petit, s’immobilise brusquement, obligeant les autres à s’arrêter. Il s’accroupit et, en tremblant de tout son corps, il expulse péniblement une crotte qui n’en finit pas. Le vieil homme se baisse avec prudence pour ramasser la chose dans un sac de plastique qu’il a sorti d’une poche de sa veste. Maintenant, à la recherche d’une poubelle, il s’éloigne vers la Fontaine des Quatre-Fleuves en tenant d’une main les laisses de ses gagne-pains et de l’autre, un peu écartée du corps, son petit bagage de plastique noué. Il disparait.

Le nom de cet homme ? … Ce serait Enzo Martucci. Pendant vingt-trois ans, pour un tout petit salaire, il aurait tenu un poste d’appariteur au ministère des Anciens Combattants, et puis, à l’âge de cinquante-quatre ans, il aurait pris sa retraite. Il habiterait Via di Tor Millina, au dernier étage d’un Palazzo du XVIIème siècle. Autrefois, avec ses deux sœurs, il y occupait un grand appartement du troisième étage, l’étage presque noble. Il ne payait pas de loyer, car le Palazzo appartenait à sa famille. Et puis, une de ses sœurs est morte et l’autre est partie. Peu de temps après, la famille a vendu le Palazzo, et il a touché un peu d’argent. Bien sûr, il a dû quitter le grand appartement pour laisser la place aux nouveaux locataires, mais il s’est installé discrètement dans un réduit planté sur la partie du toit en terrasse. Personne n’a pensé à lui demander un loyer. D’ailleurs, quel loyer pour un si petit réduit, à peine plus qu’un grand placard ? Mais Enzo s’est mis à l’agrandir. Petit à petit, il a monté des planches, des tôles, des tuyaux, des câbles, et puis des meubles, des lampes, des tapis, des tentures. Tout cela, il le trouvait tôt le matin, abandonné dans les rues avoisinantes, ou alors, il le prélevait sur les chantiers du quartier. Dans tout le Parione, on s’était habitué à le voir porter de lourdes charges sur une charrette à bras, les trainer dans l’escalier monumental jusqu’au quatrième étage puis, par le petit escalier de service, jusque sur le toit. Aujourd’hui, il dispose d’une chambre minuscule et d’une cuisine-salon-salle à manger. Il a aussi aménagé une petite terrasse et planté de la vigne vierge dans une immense baignoire en acier gris. Monter jusque sur le toit cet énorme bac à fleurs a été une des choses les plus dures qu’il ait faites dans toute sa vie. Ensuite, pendant des jours et des jours, dans des cabas à provisions, il a charrié de la terre qu’il allait prélever au milieu des chats et des clochards dans les ruines du théâtre de Marcellus. Il en a rempli la baignoire. Aujourd’hui, la vigne a pris une ampleur considérable et il doit l’arroser chaque jour. Il fait si chaud sur les toits de Rome. Les occupants du Palazzo, tous locataires, ne disent rien ; il est si poli, si gentil, et puis le bruit court qu’il est un peu aristocrate. D’ailleurs, tout le monde le vouvoie et l’appelle Cavaliere, par respect, par amitié ou par dérision, ça dépend. Comme le concierge de l’immeuble a été remplacé par une grille et un interphone, le Cavaliere rend des services. Il n’y a pratiquement rien dans l’immeuble qu’il ne sache réparer ou remplacer au moindre coût. Il est devenu indispensable…

A SUIVRE, après demain… : Marco Ruscone, scootériste et dragueur

 

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