Une semaine aux Seychelles – 4

Quatrième partie : Queue de poisson

Je passai toute la journée sur les petites routes en lacets de l’ile, ravi par le son clair et joyeux du moteur de la Mini-Moke et l’agréable sensation de jeunesse et de liberté que donne l’absence de portes et de fenêtres. Je m’arrêtais sur des surplombs pour regarder dix mètres plus bas l’océan se fracasser sur les rochers, je prenais à la volée des petits chemins de sable couverts de palmes desséchées pour atteindre des plages étroites et désertes où la pente de sable blond était battue sans arrêt par des vagues tellement brutales que je n’osais pas m’y baigner. Un peu plus loin, je déjeunai à l’ombre d’une toile tendue sur la petite terrasse d’une baraque en bois plantée de travers entre les coques retournées des bateaux de pêcheurs. Je m’offris même un bain de mer et une sieste sous les cocotiers. Vers cinq heures, fatigué, brulé par le sel et le soleil, j’étais de retour à mon hôtel. Une nouvelle chambre m’y attendait. Sa terrasse donnait directement sur l’océan. Une bouteille de champagne dans une vasque en argent remplie de glace et une corbeille de fruits « avec les compliments de la direction » trônaient sur la table basse devant la baie vitrée.

Ce fut une excellente journée, et je la recommençai le lendemain.

Je vous avais bien dit que ce voyage n’était pas comme les autres.

Le lundi matin, nous nous retrouvâmes tous dans la salle du conseil d’administration de la conserverie. Il y régnait une température glaciale, comme le progrès l’exige dans tous ces pays qui flottent entre équateur et tropique. Nous passâmes très vite dans l’atelier dans lequel la machine objet du litige avait fonctionné pour un essai sans discontinuer pendant tout le week-end, sous la surveillance détendue d’une équipe de gardiens. Il y régnait une grosse chaleur d’étuve et une très forte odeur de fond de cale. Que l’essai ait été concluant ou non, peu importe aujourd’hui. D’ailleurs je serais bien incapable de le préciser. On discuta un peu, pour le principe, puis, pour échapper à la puanteur et prendre un peu d’air, on s’empressa d’accepter la proposition du directeur technique de visiter la conserverie.

C’était un grand hangar à structure métallique fermé sur trois cotés. L’atelier de mécanique, au rez de chaussée, et les bureaux au premier étage formaient le mur du fond. Les deux murs latéraux, d’une cinquantaine de mètres de longueur, étaient faits de parpaings de béton, de plaques de tôle et de verre cathédrale. Le quatrième côté du bâtiment était entièrement ouvert sur l’extérieur. Prenant l’air intéressé qui convient pour écouter sans les entendre les explications du directeur, je suivais lentement le petit troupeau des visiteurs. Au bout du hangar, je voyais le profil d’un thonier amarré au quai. Un petit hélicoptère était arrimé sur son pont arrière. Des chariots circulaient entre le bateau et la conserverie, portant de grands bacs de plastique bleu. Je regardais les hommes qui les saisissaient pour les vider d’un coup sur un tapis roulant. J’observais les blocs de thon sanglants circuler entre deux rangées d’ouvrières. J’admirais leur travail rapide et précis de découpage des gros morceaux en morceaux plus petits. Ceux-ci continuaient leur parcours sur le tapis vers d’autres femmes qui les saisissaient pour en remplir de petites boites rondes qu’un employé nonchalant leur apportait de temps en temps. Au bout du tapis, je voyais d’autres femmes disposer les boites pleines sur des plateaux qu’elles empilaient sur des chariots. Soudain, au milieu du brouhaha de l’atelier, un petit bruit différent se fit entendre : une boite de thon venait de tomber du tapis sur le ciment. Le petit récipient bleu s’était retourné et la chaire de poisson était répandue au sol. Dans la seconde, je sentis un souffle dans mes cheveux tandis qu’un fantôme blanc me passait au-dessus de la tête : une mouette était déjà au sol, picorant les morceaux de poisson. Elle fut rejointe aussitôt par un deuxième puis un troisième oiseau. Ils se disputèrent en criant, au milieu de sautillements et de battement d’ailes, puis finirent par s’envoler pour aller se poser sur les treillis de la charpente métallique. Je les avais suivis des yeux : perchées sur les poutres comme des vautours sur les cactus, des dizaines de mouettes surveillaient les opérations de mise en boite, guettant la prochaine chute, ou le manque de surveillance qui leur permettrait d’atteindre les morceaux de poisson.

Tous les visiteurs avaient été témoins de l’incident, mais pas plus moi qu’un autre n’avait osé en faire la remarque au directeur. Il semblait trouver cela tout naturel. Je pensais que la présence de ces oiseaux, avec tout ce que cela comporte, notamment en matière de plumes et de guano, était surtout inévitable du fait de l’ouverture béante du bâtiment sur le port et que l’hygiène ne devait pas être le fort de cette conserverie. Mais après tout, personne ne me demanderait jamais de consommer sa production, probablement entièrement locale ou destinée à des pays où je n’irai pas. La visite continua tranquillement sous la surveillance attentive des mouettes. Alors que nous retournions vers les bureaux et que nous passions à côté d’un stock de boites de thon qu’on allait mettre en cartons pour expédition, j’en prélevai une.

Elle était petite et ronde, tout comme celles que je venais de voir remplir. Le dessus et le flanc étaient de diverses nuances de bleu profond. Ils portaient des inscriptions que je ne vais pas décrire précisément. On comprendra pourquoi sans difficulté : je ne travaillais pas pour 50 millions de consommateur. Disons simplement que ces parties de la boite étaient décorées de la silhouette d’un joli petit voilier à vieux gréement, surmontée du nom d’une marque tout à fait cohérente avec le dessin. Je reconnus immédiatement la boite que l’on trouvait dans tous les supermarchés de France. Je regardais les inscriptions de plus près : sous la silhouette du petit bateau, apparaissait clairement une adresse située très précisément quelque part entre Brest et Saint Nazaire. Je n’en croyais pas mes yeux. Me trouvais-je devant une tromperie ou pire, une fraude industrielle ? Je regardai la boite plus attentivement : sur son flanc, en petites lettres bleu ciel, on pouvait lire : « Pays de production : voir au dos« . Obéissant, je retournai la boite, et sur son fond doré apparaissaient timidement quelques petites lettres dont le relief ressortait à peine du métal de la boite. Elles disaient « Seychelles ».  Ouf, le consommateur était prévenu.

Je dois à la vérité de dire que cette histoire s’est passée il y a bien longtemps et, à mon optimisme forcené, de croire que, depuis, les choses ont changé.

Et voilà, c’est tout. On peut dire que cette d’histoire finit en queue de poisson.

ET DEMAIN, AU THÉÂTRE FRANÇAIS, DU CHAMPAGNE POUR ALCESTE

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