Une semaine aux Seychelles – 2

Deuxième partie : Jacob Delafon et le penseur

Il y a deux jours, juste avant une longue digression sur les voyages d’affaire dans laquelle je vous expliquais d’une façon, je dois dire, très vivante que, même quand ils ont pour cadre des destinations réputées, ces déplacements professionnels sont loin d’être des parties de plaisir, je vous avais déclaré que je me souvenais d’un voyage aux Seychelles.

Eh bien, justement, ce voyage aux Seychelles n’avait pas été comme les autres.

Nous étions tous partis de Paris pour une expertise judiciaire à Victoria, la capitale des Seychelles. Peu importe pour le moment de connaître le litige qui la justifiait et peu importe de savoir quel rôle je devais y tenais tenir ; ce qu’il faut savoir, c’est que tout cela devait se passer dans une conserverie de poisson de Port-Victoria. Une expertise judiciaire dans une ile réputée paradisiaque, ça justifie que beaucoup de monde participe. Nous étions donc huit à faire le déplacement, fabricants, assureurs, avocats et experts. L’Expert judiciaire avait décidé de prendre son temps. Il pensait qu’une une bonne semaine sur place serait nécessaire pour procéder à ses opérations : discuter, démonter, expliquer, vérifier, remonter, discuter encore, essayer une fichue machine qui fonctionnait mal, ou ne fonctionnait pas ou qui ne plaisait plus au conservateur de poisson, voilà qui justifiait bien une semaine. En fait, nous eûmes pas mal de temps libre.

J’avais commencé par changer d’hôtel. Avec ses sept étages au-dessus d’un océan sans plage, presque entièrement refermé sur sa piscine, celui dans lequel une chambre m’avait été réservée était très loin de l’idée que je me faisais d’un séjour dans l’océan indien. Après deux nuits troublées par des clients aux gros bras tatoués qui sautaient dans l’eau en hurlant, leur bouteille de bière à la main, je trouvais un hôtel plus conforme à mes rêves. J’y arrivai vendredi en fin d’après-midi. Une longue allée de cocotiers conduisit mon taxi jusqu’à un large bâtiment ouvert sur tous les côtés. Le toit pentu était couvert en bardeaux de bois.  Deux marches me menèrent sur un parquet sombre et luisant jusqu’au comptoir de réception où une jolie indienne consulta mon passeport tout en me faisant la conversation en français. Le vent du soir traversait la tiédeur du hall en faisant doucement osciller les feuilles des citronniers en pot. Quelque chose dans l’air faisait penser que l’océan n’était pas loin, là-bas, derrière les arbres. A peine audible, le Clair de Lune de Debussy coulait des hauteurs du plafond. C’était l’hôtel qu’il me fallait. On avait justement une chambre pour moi, on allait me faire accompagner car il fallait traverser les jardins.

Je suivis un gros homme en bermuda beige et Lacoste turquoise qui se dandina devant moi en portant ma valise à travers les rangs de cocotiers jusqu’à une construction qui se détachait dans la lumière du soleil couchant. Semblable en plus petit à celui de la Réception, le bâtiment devait abriter quatre ou cinq chambres. Une pancarte en bois gravé, artistiquement plantée de travers dans la pelouse, indiquait que nous étions devant le « Barbaron’s ». L’homme ouvrit la porte B1 et me précéda dans un escalier d’une dizaine de marches qui menait à la chambre. A travers les jambes de mon porteur, dans une demi-pénombre, je voyais le plancher, une table basse et, derrière, un large rideau sombre qui s’agitait doucement, sous l’effet d’un courant d’air sans doute. Il occultait presque entièrement une baie vitrée. Quand je parvins au milieu de l’escalier, en contre-jour, je crus voir une forme, une ombre, je ne sais quoi, passer dans mon champ de vision au ras du sol. L’employé traversa la chambre et, d’un geste presque théâtral, il ouvrit largement le rideau et se retourna vers moi en souriant, fier de me faire découvrir la vue qui s’offrait à moi : quelques cocotiers, une bande d’herbe tropicale, trois ou quatre chaises longues sous des parasols, une bande de sable blond, et au-delà, la mer, l’Océan Indien en majuscules, ses vagues, ses bleus, ses verts… C’était parfait. L’homme ferma la baie vitrée, me montra la salle de bain, le minibar, et la corbeille de fruits exotiques. Il m’expliqua la commande de l’air conditionné puis se retira sans attendre que j’aie fini de fouiller mes poches pour y trouver un billet. C’était parfait.

La soirée le fut aussi. Je pris un bain rapide dans les vagues puissantes de l’océan avant d’aller me jeter dans la piscine. Je m’habillai, passai au bar où je bus un Whisky-Perrier en écoutant le pianiste enchainer un mélancolique « As time goes by » après un « Clair de Lune » très sensible. Sur le papier de l’hôtel, je commençai à écrire les premières lignes traditionnelles de mon futur rapport : « Suite à la mission qui nous a été confiée par la Compagnie X, nous nous sommes rendus à Port Victoria dans l’île de Mahé (Seychelles) afin de …« . Je dinais lentement d’un rougail à la sauce tomate en buvant du vin d’Afrique du Sud, totalement absorbé par la lecture de « Notre agent à la Havane« . J’avais choisi ce livre à Roissy à cause du climat de Cuba, que je pensais semblable à celui des Seychelles. Ensuite, je retournai au bar écouter le pianiste, mais il avait été remplacé par trois Antillais qui tapaient langoureusement sur des bidons sous la Lune. J’allais donc me coucher et je m’endormis rapidement sur Graham Greene. La prochaine réunion n’aurait lieu que le lundi matin. J’avais tout le temps de ne rien faire. C’était parfait. La soirée avait été parfaite.

La nuit ne le fut pas.

Les piments dont on m’avait assuré qu’ils ne devaient relever que très gentiment la sauce tomate de mon rougail ne devaient pas être aussi gentils que ça. Je m’éveillai brusquement en sueur et mal à mon aise. J’éprouvais intensément le besoin de me rendre aux toilettes. Il devait être deux heures du matin. Je traversai rapidement la chambre dans la faible clarté qui venait de la baie vitrée. Je m’assis sur le siège de style Jacob-Delafon et je me sentis rapidement beaucoup mieux. Pourtant, je restai longtemps ainsi, dans la pénombre, dans la position du penseur. Ce n’est pas pour rien qu’on a donné ce nom à cette fameuse pose de la statue de Rodin. Elle est rassurante, assez confortable et incite effectivement à la réflexion. Je réfléchissais donc aux choses de la vie. Quelle heure était-il à Paris ? Y aurait-il de la neige à Noël ? De temps en temps, sans me lever, je faisais couler l’eau de la chasse. Je finis par retourner me coucher, mais quelques minutes plus tard je revins sur le siège et repris le cours de mes pensées. Faut-il encore croire à l’existence des piments doux ? Et Dieu dans tout ça ? Je me relevai enfin, tirai une dernière fois la chasse d’eau et me rendis jusqu’au lavabo. Quand j’allumais la lumière pour observer dans le miroir l’effet des piments sur mon état général, j’aperçus du coin de l’œil une masse sombre qui surnageait au fond de la cuve des toilettes que je venais de quitter. Je tirai à nouveau la chasse. La masse tournait et roulait dans la trombe d’eau que j’avais déclenchée. Elle s’agitait encore bien que toute l’eau du réservoir se soit écoulée. Je regardais mieux : à moitié immergé, au fond de la cuvette, il y avait un rat. C’était un rat de taille moyenne, pas un rat énorme, pas un de ceux qu’on voit quelque fois la nuit longer un caniveau dans un quartier désert. Mais c’était un rat, un vrai. L’eau dans laquelle il s’agitait le rendait bien noir et bien luisant, très antipathique. Il griffait la faïence pour tenter de remonter la pente. Puis il s’immobilisait pour me regarder d’un petit œil torve avant de reprendre sa tentative d’escalade. Instinctivement, je m’étais reculé d’un bond hors de sa vue. Je réalisais que je venais de passer de longue minutes assis, nu, confiant, au-dessus de cette méchante petite gueule de rat. Je frissonnais de dégout et de peur rétroactive dans la tiédeur tropicale. Je me glissai le long du mur pour atteindre la cuvette sans croiser le regard de la bête. Je fis tomber le rabat de la lunette sur le siège, allais chercher ma valise dans la chambre et revins la poser dessus. J’étais sauvé.

Sauvé, certes, mais très énervé. Je n’ai jamais compris pourquoi, mais je me rappelle très bien m’être habillé entièrement avant de m’allonger sur mon lit. J’eus beaucoup de mal à me rendormir et ce n’est qu’après avoir vidé sur de la glace et bu lentement aux frais de la princesse deux petites bouteilles de Johnny Walker que j’y parvins enfin. Quand je vous dis qu’il y a de bons moments dans les voyages d’affaire.

Je continuerais bien mon histoire avec la fabrication des boites de conserve, mais là, il est tard. On verra ça un autre jour. Non, inutile d’insister : un autre jour.

A suivre…

ET DEMAIN, UN BIDON DE L’ART

Une réflexion sur « Une semaine aux Seychelles – 2 »

  1. Nonobstant le dégoût que l’on peut éprouver pour cet animal, cela me rappelle la visite d’un temple hindou jain, à Mumbai, il y a quelques années.
    Là, la vie animale est sacrée si bien que les adeptes couvrent leurs bouches avec un mouchoir de peur de tuer une mouche en l’avalant accidentellement.
    Dans son karma, ce rat des Seychelles devait payer un lourd tribut pour une faute passée.
    Maintenant, il est réincarné autrement, en vache peut-être, c’est mieux, sur le chemin du Nirvana.

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