Archives mensuelles : avril 2014

Jacques Perret épinglé – Critique aisée 17

 Le caporal épinglé

« Jacques Perret était un homme contre, un homme du refus. Rien de ce qui était français ne lui était étranger. Folliculaire de la réaction, écrivain du transcourant « plume Sergent-Major », styliste hors-pair qui buvait avec soin afin d’éviter tout faux-pli dans le jugement, il eut la faiblesse de ne jamais dire non à l’aventure et au voyage. Il tenait la littérature pour un art d’agrément qui aurait pris tournure de gagne-pain. Il aimait Aymé et aussi Bloy, Blondin, Conrad, Dos Passos; il en tenait pour le duc d’Anjou et la dimension sacrificielle de la messe selon saint Pie V. J’avais été à sa rencontre à la fin de ses jours, dans son appartement près du Jardin des Plantes où il cachait son bonheur d’être Français. Il avait quelque chose du Jacques Dufilho de Milady et du Crabe-tambour, les traits comme les idées, mais en moins âpre, plus doux. Dans sa chambre, il y avait deux cadres : dans l’un, le grand Turenne ; dans l’autre, son grand frère. »

Voilà ce qu’en 2011 Pierre Assouline écrivait sur son blog à propos de l’auteur du Caporal Epinglé. Je ne saurais dire mieux ou plus, donc je vais me taire,  mais avant, je vous dis :
–  Lisez Perret ! Il n’est pas trop tard ! Lisez le « Caporal », lisez « Bande à Part », lisez « Le Vent dans les Voiles »…
–  Bon, on veut bien, mais pourquoi ?
– Parce que la langue y est continuellement éblouissante, les aventures souvent extraordinaires, l’humour toujours prêt, la litote aristocratique, la distance jamais loin, la France plutôt vieille (au bons sens du terme), le politique rarement correct, ….
En cadeau, je vous offre les premières lignes du Caporal Epinglé, récit écrit entre 1943 et 44, publié en 1947, qui rata de peu le Goncourt de cette année pour obtenir l’Interallié.
J’ai fini. Je me tais.

« C’est fini les histoires de boue glorieuse.
Nous sommes quatre, couchés ventre à fesse dans un paquet de mouscaille sous une couverture mal tendue qui fait une poche d’eau suintante. Crevés de faim, de fatigue et de dégoût, nous nous ratatinons dans une somnolence sordide. Ne pas bouger ; serrer les épaules, bloquer les mâchoires, raidir le derrière, crisper le ventre et crisper aussi la tête si possible. La retraite, la défaite, le chahut des derniers combats, la grande rafle, on verra plus tard à comprendre. Pour l’instant c’est la faim et la pluie. Ne pas remuer la boue. Contre la misère faire le mort. Mon voisin a logé ses fesses dans le creux de mon estomac. Pourvu qu’il ne bouge pas, le clapotis me remonterait jusqu’au nombril… »

Puisque vous semblez avoir encore un peu de temps, laissez-moi vous donner les dernières lignes de ce récit. Mais il faut bien auparavant que je vous résume les 499 Pages de l’édition d’origine. (nrf-Gallimard 1947)
Donc, le caporal est épinglé lors de la débâcle de juin 1940. Avec une bonne partie de l’armée française, il est emmené en captivité en Allemagne. Il y vit avec une philosophie temporaire des temps longs et difficiles, faits de froid, de faim latente, de corvées, de rigolades, de frustrations et de camaraderie. Et puis de temps en temps, le vent du large le prend et, sur un coup de tête ou après mure préparation, il s’évade ; quatre fois ; et quatre fois il est repris. Mois de cachots, de brimades et de réflexions douces-amères. Et puis, après deux ans sans qu’il ait pu donner de nouvelles, sans qu’il en ait reçues, la cinquième tentative le mène, sur les boggies d’un wagon, jusqu’à la gare de l’Est. Métro jusqu’à Censier-Daubenton. C’est encore la nuit.

« Derrière moi, les catalpas, Saint-Médard et la Mouffetard ; en face, le tabac Mirbel ; à droite, le marchand de couleurs, tout cela très assoupi, mais bien en ordre. On ne s’était pas aperçu de mon absence, j’avais décroché du quartier et j’y rentrais en douce avant l’aube, sur la pointe des pieds. C’est ainsi qu’un prisonnier doit rentrer, sans Marseillaise et sans discours.
Rue de la Clef, la porte cochère était entr’ouverte, j’en franchis le seuil avec une joie bien lucide et le désir aussitôt refoulé d’aller embrasser la concierge dans son lit. Lente ascension des quatre étages, degré par degré, escalier d’or, royal paiement de mes peines, ah ! fichtre non, je n’étais pas volé. Devant notre porte, dans le profond silence de toute la maison dormante, j’entendais mon cœur qui forçait la cadence comme une grosse bombe de liesse à son dernier tictac.
Coups de sonnette et coups de sonnette. Silence. Puis au bout du couloir une porte qui s’ouvrait et, sur le plancher craquant, un pas nu. Contre la porte, une voix qui savait déjà :
-C’est toi ? « 

 

Diplomatie

Diplomatie
de Volker Schlöndorff, avec A.Dussolier et N.Arestrup

C’est peut-être parce qu’on connaît la fin, mais on n’y croit pas un seul instant.
Tout le monde sait aujourd’hui que le film raconte les efforts du consul de Suède, Nordling, pour dissuader le général von Choltitz, gouverneur de la place de Paris, de faire sauter Paris alors que les troupes du Général Leclerc vont entrer dans la capitale le 24 août 1944. Passons sur la réalité historique des événements racontés (Nordling a effectivement eu une action très importante auprès de Choltitz, réussissant à faire libérer de nombreux prisonniers qui, sans son intervention, auraient probablement été fusillés, mais le fait qu’il ait agi pour sauver Paris de l’explosion n’est ni avéré ni même évoqué dans les mémoires du consul). Peu importe, on est au cinéma, pas en classe d’histoire.

Ce qui importe, c’est que le film est raté. La mise en scène est plate et académique. Pas de mouvement, pas de passion, pas de tension malgré l’énorme importance de l’enjeu. Le film ne progresse pas. On a l’impression que les deux acteurs redisent sans cesse les mêmes répliques. Les ressorts de l’action sont enfantins, en particulier celui du passage secret qui donne à Nordling l’accès à l’appartement de Von Choltitz.

Niels Arestrup est pourtant assez crédible dans son rôle de général allemand fatigué et discipliné. Par contre, André Dussolier, acteur d’ordinaire si subtil, reste figé dans son attitude finaude et souriante, avec quelques envolées lyriques du genre « ainsi, nous ne verrons plus ce dôme des Invalides, ces tours de Notre-Dame, etc…. » qui prêtent plutôt à rire qu’à s’émouvoir.
Globalement, le film est plutôt lourd et assez ennuyeux.

Si vous voulez voir un vrai Raoul Nordling de cinéma, allez plutôt revoir Orson Welles dans le film de René Clément: « Paris brûle-t-il? »

Oncle Podger construit un feu

Il serait peut-être exagéré de vous dire que je suis un pur esprit, mais ce qui est certain, c’est que je ne suis pas un manuel. En général, mes confrontations avec la matière ne se terminent pas à mon avantage et laissent un désordre souvent remarquable dans l’espace environnant. Encore heureux quand il n’y a pas de blessé.
Il serait certainement inexact de vous dire que je méprise l’exécution des tâches matérielles, mais j’avoue que je les évite, et quand je suis contraint d’en accomplir une, je n’y prête pas vraiment attention, je l’oublie instantanément et serais bien incapable de vous la raconter.
Pourtant, puisque c’est votre question, il en est une que je pourrais vous décrire assez précisément pour l’avoir accomplie un nombre considérable de fois. C’est celle qui consiste à allumer un feu.
Avant de me lancer dans cette vaste fresque, j’ai hésité entre deux modèles : le premier était celui de la courte nouvelle de Jack London, « Construire un Feu« , qui, dans un style à la fois sobre, humoristique et tragique, expose la nécessité vitale pour le héros d’arriver à allumer un feu. Le deuxième était « L’oncle Podger accroche un tableau« , chapitre délirant du roman d’humour britannique et désuet de Jerome K.Jerome « Trois hommes dans un bateau (sans parler du chien)« .
Si vous avez lus ces deux courts chefs d’œuvre, vous pourrez juger par vous-même de quel côté je suis tombé. Si vous ne les avez pas lus, tant pis pour vous.

*

Quand nous arrivons de Paris dans notre maison de campagne, quand nous avons neutralisé l’alarme, quand, dans une demi obscurité,  nous avons déchargé les cabas de provisions, les valises à roulettes, le pain acheté en passant au village, le nouvel abat-jour pour la lampe du salon, sans parler du chien, maintenant trop vieux pour descendre du coffre de la voiture par ses propres moyens, quand nous avons ouvert les volets de la grande pièce, alors nous regardons le petit thermomètre en tôle blanche qui est accroché au mur à côté de l’évier et dont le petit tube de verre rempli de mercure brillant marque désespérément  une température de 8 à 9 degrés.
C’est froid.

C’est froid, mais nous ne le sentons pas tout de suite, encore couverts de nos vêtements de ville et imprégnés de la chaleur de la voiture. En ce qui me concerne, au bout de quelques instants, c’est à la nuque que le froid s’attaque en premier. Bien sûr, la première chose à faire est de tourner à fond les thermostats des deux convecteurs électriques fixés au mur. Ils ne tardent pas à émettre des craquements et  des odeurs de poussières grillées qui annoncent une prochaine chaleur. Prochaine, mais non immédiate. Il y a risque de refroidissement et il faut agir vite.

La deuxième chose à faire est donc d’allumer un feu dans la cheminée.
Trente ans de maison de campagne m’ont appris que pour faire un feu dans une cheminée, il valait mieux s’y prendre à l’avance. C’est pourquoi, j’ai pris l’habitude, avant de quitter la maison le dimanche après-midi, de placer dans l’âtre du petit bois provenant des tailles effectuées dans le jardin lors du printemps précédent. J’ai disposé par-dessus un magazine en papier glacé pour protéger le petit fagot de la pluie qui ne manquera pas de tomber pendant la semaine par le conduit des fumées.

Donc, le tas de brindilles est prêt. Mais les bûches, non. Au moment où j’en ai besoin, je suis encore en chaussures et manteau de ville, mais, compte tenu du froid qu’il fait, il n’est pas question de se changer avant d’avoir allumé le feu. Je traverse donc le jardin dans l’herbe forcément mouillée, car s’il ne pleut pas, il a plu. La brouette est là qui m’attend, près du bûcher, verte, métallique et glacée. Après l’avoir vidé de l’eau de pluie dont il s’est rempli au cours de la semaine, je charge  au maximum le produit du génie pascalien avec des bûches bien sèches. Mais comme j’ai oublié de mettre mes gants de travail, ceux qui sont en cuir jaune et que j’ai achetés parce qu’ils  ressemblent aux gants des garçons vachers de l’Arizona, je m’enfonce une assez longue écharde sous la peau dans la partie sensible qui se trouve entre le pouce et l’index de la main droite.

Il faut maintenant effectuer le retour vers la maison à travers le jardin solitaire et glacé. Mais contrairement au trajet aller qui, bien que humide, avait su rester léger, le trajet inverse va s’effectuer derrière une brouette surchargée avec de fortes tendances au déversement à chaque irrégularité présentée par le sol. Aveuglé par l’effort et par la benne qui me cache le sol, j’introduis un mocassin déjà mouillé mais encore propre  dans une taupinière cloaqueuse. Le mocassin se remplit d’une gadoue marron clair, visqueuse et froide. Le geste de dégout que provoque chez moi cette fluide introduction entraine le renversement de la brouette et la dispersion de son contenu sur le sol détrempé.

Reconstituer le chargement est une tâche stupide mais rapidement exécutée. La descente des trois hautes marches irrégulières qui permettent d’accéder à la partie avant du jardin et à la porte d’entrée de la maison fournit à deux bûches l’occasion de sauter hors de la brouette. L’une d’entre elles vient se placer devant la roue du véhicule et la bloque brutalement. Cet incident nécessite le contournement de l’engin ainsi qu’un grand coup de pied dans l’obstacle pour dégager la voie, suivi d’une danse sur un pied pour soulager la douleur de l’autre que le mocassin n’a pas su protéger de la rudesse la bûche.
Extraire de la brouette trois ou cinq de ses bûches (pour faire un feu, en prendre toujours un nombre impair) et les disposer avec soin sur le petit bois s’avère un jeu d’enfant. Démonter l’édifice ainsi construit pour pouvoir placer dessous le papier journal froissé et les bouts de carton qu’on avait oubliés s’avère nécessaire. Replacer dans l’âtre et dans l’ordre le papier, le carton, les brindilles et les bûches s’avère indispensable.

Ça y est, le feu est reconstruit et n’espère plus que l’allumette.
La grosse boite  jaune attend sur le manteau de la cheminée. Les allumettes sont un peu humides (on est à la campagne),  mais la quatrième consent à s’enflammer. J’approche ce flambeau du bout de journal froissé le plus proche, et je déclenche  l’apparition d’une toute petite flamme bleue. Mais sa santé est si fragile qu’elle ne tarde pas à mourir en lâchant un tout petit filet de fumée grise qui reste à planer bêtement au-dessus du bois. Grace à l’expérience acquise, la deuxième tentative réussit mieux et le papier journal brûle entièrement, pourtant sans réussir à enflammer le carton, à peine noirci.

Démonter le feu entièrement et reprendre à la phase décrite précédemment, celle où on froisse le papier journal, s’avère fastidieux mais inévitable. Encore heureux quand il en reste (du papier journal).

Une fois l’édifice reconstitué selon le modèle déjà cité, le carton s’enflamme après une petite hésitation. Le petit bois, lui, n’hésite pas et crépite immédiatement. Il brule, certes, mais en se déformant, il modifie l’assiette de l’une des bûches du dessus qui s’effondre et roule hors de la cheminée sur le tapis de grand-mère en entraînant quelques braises avec elle. Heureusement,  fort d’expériences passées, je ne suis pas loin et, alerté par le bruit,  je réussis à éviter des dommages trop visibles au tapis et des reproches trop amers de ma chère épouse.

Maintenant, c’est fait, ça brûle, ça crépite, ça sent bon, ça fume un peu, ça pique les yeux, mais j’ai réussi là où le héros de London avait échoué : j’ai accompli la tâche éternelle et vitale du véritable homme des bois : allumer  un feu.