Archives mensuelles : mars 2014

Réplique

Nous sommes arrivés devant l’hôtel alors que la nuit était déjà tombée. Le bâtiment ne paraissait pas très sûr et il n’y avait qu’une seule chambre disponible pour nous cinq. Elle était au sixième et dernier étage de l’immeuble et l’ascenseur ne fonctionnait plus depuis la dernière secousse sismique. Mais cette première journée nous avait fatigués physiquement et moralement et l’idée de devoir rechercher un autre abri pour la nuit nous paraissait insurmontable. Nous avons donc gravi les étages en trainant nos valises dans la cage d’escalier, toute zébrée de fissures anarchiques. Nous avons été plutôt agréablement surpris par la propreté et la taille de la chambre qu’on nous proposait, immense.
Elle ne comportait qu’un lit, de dimensions respectables, « super king size ! » nous dit-on. Nous demandâmes des lits supplémentaires et on nous apporta en quelques minutes trois matelas propres et des couvertures. L’air conditionné ne fonctionnait plus, mais son absence était supportable. Tout au long de cette journée épuisante, nous nous étions faits à l’idée de coucher par terre dans des bureaux de l’administration. Dormir à cinq dans une seule chambre constituait un net progrès.

Nous étions arrivés à Banda Aceh le matin de bonne heure en provenance de Medan par l’avion d’Air Asia. Nous formions la première équipe d’experts envoyée par notre cabinet pour entreprendre l’évaluation des dommages causés par le tremblement de terre et le tsunami du 26 décembre 2004 à la cimenterie Lafarge Semen Andalas située en bord de mer à quelques kilomètres de la ville.
La persistance d’une sorte de guerre civile dans cette région de Sumatra et le supplément d’insécurité qu’avait apporté la catastrophe avaient fait qu’on nous en avait interdit l’accès pendant plus d’un mois.
Nous étions trois français et deux chinois: Jean-François, expert senior, Arnaud, jeune expert bâtiment, Meo, patron de notre cabinet-counterpart de Singapour, son collaborateur Wang et moi.

Malgré les quelques semaines  écoulées depuis le tsunami, le spectacle, tout d’abord vu de l’avion en approche puis du gros Toyota qui nous emmène à l’usine, est encore terrifiant : des quartiers entiers, devenus plaines rases recouvertes d’une boue noire hérissée de cocotiers tronqués et de pylônes tordus ; dans les zones un peu plus élevées qu’une vague moins furieuse avait envahies, des immeubles modernes effondrés, des gravats partout, des objets insolites disséminés : autocars retournés, bateaux échoués, réfrigérateurs vagabonds… Au Sud-Est de la ville, les camps de réfugiés sont installés sur de petites hauteurs, couvertes de jungle et remplies de tentes et de Land Rovers. Quelques kilomètres plus loin, nous apercevons une énorme barge pleine de charbon à côté de son remorqueur. Les deux bateaux sont posés bien à plat sur la route qu’ils barrent complètement. Le trafic a déjà créé une piste d’évitement.

La cimenterie est derrière les bateaux.
Nous y entrons sans descendre de voiture et le spectacle nous secoue : tout ce qui est en dessous d’une certaine hauteur est tordu, éclaté, renversé, entremêlé d’algues sèches et de branches d’arbres. Tout ce qui est au-dessus est intact, propre, presque étincelant sous le soleil. Sur les collines qui entourent l’usine, cette courbe de niveau est aussi visible que sur une maquette en balsa. Elle est matérialisée par la frontière entre le vert de la jungle et le marron de la terre laissée apparente après que la vague ait arraché toute végétation. J’estime la hauteur de cette ligne à près de trente mètres au-dessus de l’océan.
Nous passons le reste de la journée à visiter cette grande usine silencieuse et dévastée en prenant des notes et des photographies. Il faudra partir bien avant la nuit, car la circulation à la lumière des phares n’est pas sûre.

Nous arrivons dans un quartier de la ville un peu préservé et nous trouvons un restaurant chinois de plein air. Nous dinons de poulet et de bière au milieu des moustiques.
On nous indique cet hôtel où nous finissons de nous installer dans l’obscurité. Il ne doit pas être plus de 9 heures. L’affectation des couchages est rapide et dictée par la hiérarchie : Jean-François et moi partagerons le grand lit. Les trois autres dormiront sur les matelas. Je me couche et m’endors très vite.

Un peu plus tard dans la nuit, je suis réveillé par un mouvement du lit. Le mouvement est horizontal, régulier, d’une amplitude d’une vingtaine de centimètres, et d’une fréquence de l’ordre de la demi-seconde. Dans la clarté lunaire qui vient de la fenêtre, j’aperçois Jean-François qui me tourne le dos, assis au bord du lit, les mains bien à plat sur le matelas. Il semble provoquer le mouvement.
Sur un ton agacé, je lui demande pourquoi il secoue le lit. Il répond, très sobrement :  » Ce n’est pas moi. Il y a un tremblement de terre ».
Me revient alors en vrac à l’esprit tout ce que l’on apprend sur la conduite à tenir en cas de séisme : se mettre sous une table ; bon, il n’y a pas de table dans la chambre ; se placer sous un linteau de porte ; bon, les cloisons n’en comportent pas ; ne pas prendre l’ascenseur ; bon, il est à l’arrêt de toutes façons ; descendre les étages et sortir à l’air libre ou rester au sixième où on a moins de béton au-dessus de la tête ?
Pendant que je me pose toutes ces questions et bien d’autres, aujourd’hui oubliées et probablement inavouables, le mouvement du lit a cessé. Il n’a pas duré plus de vingt secondes, une éternité. Est-ce que ça ne va pas recommencer ? Synthèse de toutes mes interrogations, et sous le coup de l’émotion, je me pose tout haut la question : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? ».
De l’autre bout de la chambre, la voix d’Arnaud s’élève, et avec une intonation empressée qui me parait sur le moment presque servile : « Vous voulez que je téléphone ? »
Je l’aime bien, Arnaud. Sous un aspect un peu rustre, ce grand et gros garçon au visage rougeaud s’est révélé fin, cultivé et bon compagnon. Mais là, il m’agace Arnaud, et je lui réponds :  » Mais à qui voulez-vous téléphoner? » Le ton que j’utilise pour lui répondre en dit bien plus. Il signifie clairement « Mais à qui voulez-vous téléphoner, bougre d’andouille? »
Ma question n’appelant évidemment pas de réponse, la conversation en reste là et chacun écoute le silence de la ville. Aucune suite à cette réplique ne se faisant sentir au bout d’une dizaine de minutes, nous nous recouchons et je me rendors rapidement.

Le lendemain matin, pendant le petit déjeuner très frugal que nous prenons au rez-de-chaussée de l’hôtel, je m’excuse auprès d’Arnaud pour la vivacité du ton sur lequel je l’ai rabroué pendant la nuit. Mais je ne peux m’empêcher de lui demander:  » Mais à qui pensiez-vous téléphoner, bon sang ? A la réception de l’hôtel ? Pour vous plaindre ? ».

Il répond ingénument : « Pas du tout. J’ai un ami sismologue à Bordeaux : il aurait pu nous dire quoi faire! »

L’Hôtel de Ville de Bagnolet. Critique aisée 12

Bagnolet n’est pas si difficile que ça à trouver. En fait, quand vous partez pour Dubaï, Los Angeles ou Singapour, quand le taxi qui vous emmène à Charles De Gaulle tourne à droite pour quitter le périphérique et prendre l’autoroute, quand vous voyez grandir puis disparaître deux tours jumelles noires surmontées de hautes antennes squelettiques, vous pouvez vous dire que vous venez de traverser Bagnolet.
Je ne suis pas un (Nouvel) observateur patenté de la banlieue proche, et je ne me lancerai pas, sous un titre pseudo-humoristique du genre « En bagnole à Bagnolet », dans une apologie bobo d’une cité de la première couronne, avec son vieux quartier, sa pittoresque place du marché, ses commerces bigarrés, ses tags célébrés et sa petite église du XVI ème siècle.
Mais j’ai vu là-bas quelque chose dont il faut que je parle.

À la fin de l’année dernière, au milieu des grues et des palissades, dans les odeurs traditionnelles de méchoui et de ciment frais, les Bagnoletais et les Bagnoletaises ont inauguré leur nouvel Hôtel de Ville. Aujourd’hui, 22 janvier 2014, les grues ont été repliées, les odeurs de gas-oil du proche périphérique ont pris le dessus et le nouveau bâtiment ses fonctions. Relié à lui par une passerelle vitrée, l’ancienne marie demeure, genre de gros pavillon de banlieue, toutes portes et volets clos au milieu d’un terrain vague. On dirait qu’on a oublié de démonter une des baraques du chantier.
Il serait pourtant souhaitable que les maitres d’ouvrage mégalomanes et conservateurs, les architectes répétitifs, les décideurs pusillanimes, les contrôleurs tatillons, enfin tous ces gens à qui nous devons, entre autres,  le Ministère des Phynances, la grande  Arche de la Défense ou la Villa Méditerranée, il serait souhaitable donc que tous ces gens aillent  voir ce modeste bâtiment tout neuf.
A l’extérieur, l’entrée principale est surmontée d’un empilement de cylindres à base elliptique, qui rappelle sans imiter le Guggenheim de la 5ème Avenue, couronné par un parallélépipède ouvert sur l’extérieur comme ceux qui constituent la structure du Musée Pompidou de Metz. L’ensemble est très réussi. Le sont moins les deux façades perpendiculaires qui se rejoignent sur les cylindres. Ces façades, d’un modernisme classique et sobre, sont malheureusement gâchées par l’adoption de cette mode des résilles, si réussie au MUCEM de Marseille et si malvenue ici, qui donne une très forte impression de clôture provisoire. Passons, avec un peu de chance, ça rouillera vite.

Pour moi, la véritable réussite de ce lieu, c’est son hall d’entrée, tout fait de volumes  courbes et blancs, d’une complexité audacieuse, magnifique et légère. Un Trissotin appointé de Télérama y a vu une « impeccable prétention de l’architecte ». Il a cru également y sentir souffler l’esprit de Tati. Lequel? Celui de Mon Oncle, avec son modernisme ridicule? Celui de Trafic, avec sa splendide froideur? Ou celui des vêtements bon marché? Je n’y ai vu ni impeccable prétention ni fantôme de Tati mais un jeu superbe de creux et de volumes, de gris et de blancs, d’ombres de lumières.
Je suppose, j’espère, mais je n’ai pas pu vérifier, que les parties non accessibles au contribuable sont tout aussi réussies.
Bravo, Jean-Pierre Lott, architecte!

P1240402BagnoletPour agrandir, cliquez sur les images

Vous pouvez voir davantage de photographies sur le site suivant:

http://www.office-et-culture.fr/architecture/concept/la-nouvelle-vie-de-la-mairie-de-bagnolet

Biais de confirmation

Une fois que la compréhension  humaine a adopté une opinion, elle aborde toutes les autres choses pour la supporter et soutenir. Et bien qu’il puisse être trouvé des éléments en nombre ou importance dans l’autre sens, ces éléments sont encore négligés ou méprisés, ou bien grâce à quelques distinctions mis de côté ou rejetés.
Francis Bacon (1561-1626)