Archives mensuelles : janvier 2014

Suite africaine n°5 – Négociation à Bamako

Négociation à Bamako

Avenue de la République, Bamako
7 mai 1972, 9 heures du matin.

Deux hommes en caftan se font face.
L’un est assis sur un petit tabouret de bois sombre. Il est adossé au mur en terre cuite du Marché Rose.
L’autre se tient accroupi sur ses talons.
Les genoux des deux hommes se touchent et leurs mains aussi, mais on ne les voit pas car elles sont dissimulées  par une couverture aux rayures multicolores et aux tons passés qu’on a jetée sur elles.
Ils se regardent dans les yeux, immobiles et muets.
Parfois, la couverture est agitée de petites vagues ou de légers soubresauts, mais la plupart du temps sa surface reste calme.
L’homme adossé au mur est un marchand.
Celui qui lui fait face aussi.
L’un veut vendre et l’autre acheter.
Quoi?
Dix chèvres, deux balles de coton, une Peugeot 404, une femme ?
On ne sait pas.
Ils ne disent pas un mot, mais par leurs regards qui se croisent et leurs doigts qui se parlent, ils négocient.
Enfin, l’homme au tabouret replie la couverture tandis que l’autre se lève et s’époussette: ils sont maintenant d’accord sur un prix, qu’on ne connaîtra jamais.

On n’est jamais sûr de rien, mais…

Gore Vidal, à qui l’on demandait ce qui se serait passé si c’était Khrouchtchev et non Kennedy qui avait été assassiné en 1963, répondit:
« Avec l’Histoire, on n’est jamais sûr de rien, mais je crois que je peux dire sans risque qu’Aristote Onassis n’aurait pas épousé Madame Khrouchtchev »
Gore Vidal (1925-2012), romancier, auteur dramatique et acteur américain

Exposition Triple Tour. Critique aisée (5)

Triple Tour
Collection Pinault, Conciergerie
 
Dimanche 5 Janvier 2014.
Ce matin, c’est ouvert, il n’y a pas de queue, c’est gratuit (1er Dimanche du mois ). Alors nous entrons, vite, car ça ferme, demain.
Les lieux, que je ne connaissais pas, sont splendides. Je recommande en particulier un escalier de pierre en colimaçon d’une légèreté magnifique. Quant à l’exposition, c’est une autre affaire, une affaire très personnelle. Le thème, celui de l’enfermement, est prétexte à bien des lourdeurs et des banalités, sans parler de la volonté fréquente de choquer le bourgeois, ce qui est, je l’admets volontiers, l’une des raisons d’être de l’art. On appréciera en particulier une cage à oiseau de taille moyenne dans laquelle une face humaine grisâtre et  partiellement déchiquetée mange des excréments que l’on est en droit de supposer être les siens (1). Cherchez le symbole.
Une installation, plus spectaculaire, attire plus de chalands que les autres: des mannequins de vieillards, extrêmement réalistes, sont installés sur des fauteuils roulants dans diverses poses très représentatives du naufrage dont parlait De Gaulle. Sans doute pour rendre le spectacle plus gai, certains de ces fauteuils se déplacent seuls, apparemment au hasard, en plein milieu de l’exposition (2). L’idée qui est censée vous venir immédiatement à l’esprit et vous faire hocher la tête avec gravité est bien entendu celle de l’enfermement, de l’isolement lié à l’âge, prison vers laquelle nous nous dirigeons tous.  Subtile, non?
Fatigué, je m’affale sur un banc, et je pense que je ne vois pas beaucoup d’art dans ce Musée Grévin motorisé.  L’idée me vient que l’attitude d’observation attentive que prennent beaucoup de visiteurs devant cette installation traduit davantage leur interrogation quant au système de guidage qui contrôle la circulation des fauteuils qu’une cynique ou pessimiste réflexion sur la vanité de l’existence humaine. À moins que çes visiteurs n’espèrent secrètement voir tout à coup les fauteuils jouer les autos tamponneuses.
Soudain, je réalise qu’il faudrait que je bouge de mon banc pour éviter d’être pris pour l’un des mannequins. Je me lève donc et continue la visite de cette exposition pleine de charme.

(1) Tetsumi Kudo
(2) Sun Yuan & Peng Yu

Suite africaine n°4 – Cent mille chambres à Bobo

Ma chambre au RAN de Bobo-Dioulasso est très différente de celle de Ouagadougou. Elle est petite. Equipée de peu de meubles, tous en métal imitant le bois, il n’y a bien sûr ni télévision ni air conditionné. L’unique fenêtre donne à  l’arrière de l’hôtel sur une petite cour. De mon premier étage, je peux y admirer un taxi-brousse Estafette garé parmi les mobylettes, les casiers à bouteilles et les poulets. Une petite ampoule sous son abat-jour de tôle blanche éclaire pauvrement l’ensemble. Tout ça n’est pas très gai. Il n’y a même plus d’éphémères. Si ce n’était pour l’absence de barreaux à la fenêtre et de serrure à la porte, je pourrais me croire en prison.
La salle à manger de l’hôtel est un peu plus avenante et le menu du soir est à base de civet de lièvre, qui s’avérera être plutôt du lapin. Le menu d’hier soir, encore affiché, proposait un véritable cassoulet toulousain.
C’est étonnant comme ces restaurants pour blancs vous proposent toujours des plats de ce genre, plats d’hiver le plus souvent, plats en sauce, solides plats régionaux, à déguster dans la chaleur humide de la nuit. Nostalgie? Hygiène?

Le repas se termine et je monte dans ma chambre. Une radio se fait entendre confusément à travers la cloison. Je distingue un dialogue en anglais puis de la musique. Avant de descendre diner, j’avais fermé ma fenêtre par crainte des insectes et la chaleur de la pièce est maintenant intenable. J’éteins la lumière  et je vais à la fenêtre pour l’ouvrir.
Le dialogue en anglais devient beaucoup plus clair, entrecoupé de cris d’animaux et de courts moments de musique haletante. Ce que je croyais être l’un des murs de la cour est en fait une grande toile blanche tendue entre des crochets et les images d’un film en noir et blanc y apparaissent en transparence.
Je comprends que l’hôtel est voisin d’un cinéma de plein air dont les spectateurs me font face en regardant une aventure de Tarzan. Bien que le film soit en version anglaise, sans sous-titres, on peut dire que les spectateurs, que je ne vois pas, participent au film plutôt qu’ils ne le regardent. Les cris de surprise, les encouragements et les applaudissements des spectateurs se chevauchent continuellement, ce qui prouve la densité du scénario et la qualité de la mise en scène.
Assis sur le dossier de ma chaise, j’assiste à toute la fin du film en fumant des cigarettes.
Plus tard, je pourrai dire qu’une nuit, en Afrique, j’ai pu apercevoir Tarzan depuis la fenêtre de ma chambre d’hôtel.

Le lendemain matin, mon vrai  travail commence avec un rendez-vous à la Direction de l’Agriculture de la Haute Volta de l’Ouest. Je dois mener une étude de faisabilité économique de l’amélioration de la route Ouagadougou-Bobo-Dioulasso. En d’autres termes, je dois montrer à la Banque Mondiale, qui souhaite prêter de l’argent au pays, que la transformation de la piste en route bitumée entraînerait une diminution des couts de transport et induirait une forte augmentation des échanges commerciaux entre cette région, le reste du pays et la riche Côte d’Ivoire voisine. Cette démonstration passe par une évaluation des flux de marchandises actuels et futurs. Sans jeu de mots facile, ça va être coton ! Je dis « jeu de mots », car l’homme avec qui j’ai rendez-vous ce matin supervise justement les exploitations de coton de la région, et il me dira très vite que « ceux qui font du coton ici sont des cons ». C’est un de ces nouveaux fonctionnaires, jeune et bien habillé d’une saharienne marron claire impeccable, à la fois enthousiasmé par le rôle qu’il a  à jouer et désabusé par les lourdeurs administratives et sociales du pays. Nous visitons une plantation puis nous rejoignons son bureau pour discuter devant un Coca Cola glacé. La conversation est agréable, mais les résultats en termes de volumes de transport et donc de nombres de camions sont plutôt faibles.
Les résultats seront, dans ce domaine,  plus encourageants avec la Brasserie Bravolta qui fabrique la bière et la limonade de Bobo et qui distribue Coca Cola et autres bienfaits liquides de la civilisation. Mais je verrai ça demain.
Le directeur de l’hôtel, au courant de ma mission, m’a signalé l’ouverture toute récente d’une usine qu’il qualifie « d’entièrement noire », voulant dire par là que les capitaux, la direction et la totalité du personnel sont effectivement « entièrement noirs ». Il s’agit de la Société Africaine de Pneumatiques, la SAP.

L’avantage de l’Afrique, c’est que le temps est si large qu’on peut toujours s’insérer dans celui de quelqu’un d’autre sans que cela le dérange vraiment. Cette disponibilité a pour contrepartie que l’on doit toujours s’attendre… à attendre, justement.
Fort de ma connaissance toute récente des habitudes de la région, je me rends à la SAP en fin de matinée sans avoir demandé de rendez-vous.
Le bâtiment est neuf. Il est formé d’un cube de tôle laquée gris, qui doit abriter l’atelier, dans lequel l’architecte a encastré un cube plus petit, blanc et percé de larges baies vitrées derrière lesquelles se trouvent les bureaux.
Je gare mon pick-up à côté d’une 404 noire et brillante de chromes rajoutés et de propreté. C’est la seule voiture présente dans ce parking qui ne rassemble rien d’autre que quelques mobylettes. J’en conclus que le directeur est là.

Le bureau d’accueil est entièrement blanc: carrelage au sol du style station de métro, peinture laquée blanche aux murs, dalles isophoniques blanches au plafond. Ses dimensions sont respectables, mais il n’est meublé que d’un bureau métallique gris à l’opposé de la porte d’entrée et de deux petits fauteuils bas à l’autre extrémité. La température polaire qui y règne renforce encore l’impression de laboratoire en attente de matériel.
Je traverse cette salle des pas perdus pour m’approcher de la secrétaire qui tape à la machine derrière le bureau. Elle est splendide. Africaine, bien entendu, elle est vêtue d’un boubou qui explose de couleurs dans les jaunes et marrons, et d’un foulard rouge brique noué de façon compliquée sur sa tête.
Je demande à voir le directeur et lui explique brièvement mes raisons. Négligeant le gros téléphone noir qui se trouve à côté de sa machine à écrire, d’un mouvement lent et majestueux, elle rejoint et franchit la porte dont tout indique que c’est celle de son patron. A bout d’une ou deux minutes, elle réapparaît et, du même mouvement lent et majestueux, elle retourne se réinstaller derrière son bureau où elle reprend sa frappe.

Depuis que je suis rentré dans le bureau d’accueil, elle n’a pas prononcé un mot.
En France, une telle attitude aurait été le signe d’une très mauvaise éducation ou d’un très grand mépris. Je ne l’ai rencontrée plus tard que lors de mes rares contacts avec la « Grande Distribution ».
Mais ici, à Bobo-Dioulasso, c’était plus vraisemblablement de la part de cette magnifique jeune femme la volonté de cacher sa trop faible expérience dans l’art de recevoir les visiteurs européens sans perdre la face.
D’ailleurs, un peu plus tard, après avoir rejoint la région des fauteuils pour visiteurs et laissé passer un petit temps d’acclimatation en écoutant le ronflement de l’air conditionné, je lui adresse la parole à travers la pièce:

-« Ça fait longtemps que vous travaillez ici ?
-Oh, oui alors !
-Ah bon. Je croyais que l’usine avait ouvert il y a trois mois !
-Eh oui! Ça fait long pour ceux qui travaillent ! »

Notre conversation s’arrête quand le directeur ouvre sa porte et traverse la salle pour me serrer la main. Nous repartons pour nous installer dans son bureau, plus petit que l’accueil mais où il fait aussi froid. Délaissant le lourd bureau en bois de fabrication locale, nous nous installons autour d’une table basse déjà garnie de deux Coca Cola glacés. Je suis gelé depuis déjà longtemps, mais je boirai le mien par politesse, comme si c’était une spécialité locale qu’il serait rustre de refuser.
Le costume traditionnel du responsable voltaïque ne connait que deux variantes. Mon spécialiste cotonnier de ce matin portait la version brousse. Mon directeur d’usine a choisi la version ville: chemise blanche à manches courtes et col ouvert, tombant par dessus un pantalon noir. Les chaussures sont noires et les chaussettes aussi. (Hé non, pas blanches. Vous vous croyez où?)
L’homme est aimable, mais mal à l’aise, donc empressé. Après avoir expliqué l’objet de mon étude, je lui fais comprendre que ce qui m’intéresse, c’est de connaitre les plans de production de la SAP en volume et en poids pour les dix années à venir. Intérieurement, je doute qu’il puisse me répondre, mais il m’affirme qu’il a, là, sur son bureau, toutes les prévisions que je peux souhaiter « en nombre de chambres à air pour véhicules à deux roues », car la production de pneus proprement dits n’est pas encore prévue. Il va chercher sur son bureau un petit document dactylographié sur lequel j’aperçois des tableaux de chiffres. Je suis ravi. J’apprends que la production pour cette année sera de 4.000 unités (nous sommes en phase de démarrage de l’outil de production, me dit-il), pour passer à 20.000 l’année prochaine, à 50.000 dans 5 ans et 100.000 dans dix ans. Tout en le félicitant pour cette belle progression, je me rappelle que je dois convertir ces chambres à air en nombre de camions par jour, à défaut par mois. Aussi, je lui demande de m’indiquer le poids approximatif d’une chambre.

-« Avec ou sans la valve ? »

Je lui explique que, pour moi, le poids de la valve ne changera pas grand-chose au résultat.  Il saisit donc le gros téléphone  qui se trouve sur la table basse entre nous, et appuie sur la touche marquée ‘atelier’:

-« Dis donc, André, c’est quoi le poids d’une chambre ? »

Et j’entends André à travers le combiné:

-« Avec ou sans la valve ?
-Mais, on s’en fout, André !
-Cent cinquante-sept grammes. »

Je note aussitôt les cent cinquante-sept grammes en dessous des productions annuelles que j’avais notées tout à l’heure. Je continue la conversation avec le directeur, maintenant rassuré et à l’aise,  tout en essayant de multiplier mentalement des grammes ramenés en kilos par des nombres annuels de chambres à air, divisés par des nombres de jours travaillés dans l’année, puis par la charge utile du camion voltaïque moyen pour tenter d’arriver à un nombre de camions par jour. Je trébuche sur les unités, arrive à des résultats incroyables et, pour ne pas perdre la face devant mon interlocuteur, je renonce.
Nous nous quittons très satisfaits l’un de l’autre.

De retour au RAN pour déjeuner, je reprends mes notes et ma Hewlett-Packard-à-notation-polonaise-inverse, et je refais tranquillement le calcul.
Voyons, dans dix ans, cent mille chambres de cent cinquante-sept grammes chacune, à raison de deux cents jours de travail par an représenteront une production journalière de soixante-dix huit kilos virgule cinq, soit….. un tout petit bout de camion par jour.

Je me dis que je n’arriverai jamais à justifier auprès de la Banque Mondiale l’amélioration de quatre cents kilomètres de piste avec ça.
J’aurais dû noter le poids de la valve.