Archives de catégorie : Fiction

Go West ! (26)

(…) Une fois dehors, je me suis penché dans la voiture.
— Je suis vraiment désolé, tu sais. Je ne pensais pas que…
— Je vais les tuer, ces filles, m’a interrompu Tavia en faisant rugir le moteur.
Et puis, elle a démarré en trombe en grillant le feu rouge. Je ne l’ai jamais revue.
J’aurais aimé qu’elle me rassure, qu’elle me dise que ce n’était pas ma faute, qu’elle ne m’en voulait pas, mais elle ne l’a pas fait. Elle m’a juste dit « Je vais les tuer, ces filles ».
De toute façon, je ne l’ai jamais revue, Tavia, alors…

J’aurais pu la revoir, Tavia, mais ça ne s’est pas fait. Je suis sûr que j’aurais pu la revoir mais il aurait fallu pour ça que je reste encore un peu dans la ville. Ce qui est certain c’est que j’aurais au moins essayé. Nos premières heures ensemble avaient quand même créé un sacré degré d’intimité et il s’en était fallu de peu pour que… bon enfin, pour que nous nous connaissions mieux. Si j’arrivais à la revoir, notre « amitié » ne partirait pas de zéro. Je trouvais que je n’avais pas trop mal manœuvré dans cette histoire, et il aurait été dommage de renoncer à cet investissement sans même tenter à nouveau ma chance. Bon, d’accord, finalement, nos débuts avaient été assez pénibles, surtout pour Tavia, et ça avait dû laisser quelques traces chez elle. Je ne sais pas comment elle avait pu se débrouiller pour rentrer chez ses parents à neuf heures du soir, seulement vêtue d’une chemise d’homme et d’une vieille couverture enroulée autour de la taille, les pieds en sang et les cuisses zébrées de griffures. Je sais que les filles sont très fortes pour justifier ce genre de situation invraisemblable ; c’est en tout cas ce que nous apprennent les comédies hollywoodiennes et les pièces de boulevard françaises. Mais la crédulité des parents a ses limites et ça n’avait sûrement pas été facile. J’aurais admis volontiers et sans vrai dommage pour mon amour propre que la demoiselle ne veuille plus entendre parler de moi. Mais, bon, ça valait le coup d’essayer.
Seulement voilà, Continuer la lecture de Go West ! (26)

Go West ! (25)

(…) En sortant de l’eau, Tavia poussa un cri. Ses vêtements avaient disparu ! Si les miens que j’avais jetés en hâte au pied d’un pin étaient encore là, ceux de Tavia avaient disparus ! Je me souvenais parfaitement que, pendant que je me déshabillais, elle avait soigneusement plié et empilé ses affaires sur un rocher avec son sac de plage et ses chaussures par-dessus le tout. Ça m’avait étonné et même un peu agacé qu’une fille puisse penser à des trucs aussi peu romantiques que ranger ses affaires, juste avant de… enfin, en de telles circonstances.

Il n’y avait pas de vent, pas la moindre vague ; aucun animal aussi malin soit-il n’aurait pu emporter un chemisier, un short et un maillot de bain, sans parler d’une paire de tennis et d’un sac de plage. Quelqu’un avait pris les vêtements de Tavia et seulement les siens ! Ce ne pouvait être que quelqu’un du groupe. Vraisemblablement une fille. Une fille qui avait voulu faire une blague, une petite plaisanterie, sûrement ; les vêtements devaient être cachés quelque part, pas loin ; nous allions sûrement les trouver. Il suffisait de chercher un peu.
Le ciel au-dessus de nous était encore clair Continuer la lecture de Go West ! (25)

Go West ! (24)

(…) Nous, nous avions quitté cet âge du flirt où ces gentilles filles de l’Ouest se trouvaient encore, et quand nous étions entre nous, nous nous flattions d’en demander et d’en obtenir davantage. Mais là, dans ce canyon sauvage, dans cette nature splendide, avec ces jeunes filles sans complexe mais prudentes et maitresses d’elles-mêmes, tacitement, nous avions convenu entre nous des limites à ne pas franchir. Volontairement, pour quelques jours et d’un commun accord, nous étions redevenus des adolescents. Pour quelques jours, je vivrais une adolescence que je n’avais pas connue.
Mais finalement, pour moi, ça ne s’est pas passé tout à fait comme ça… enfin… pas tout le temps. Et j’ai découvert qu’elles n’étaient pas si gentilles que ça, ces filles de l’Ouest.

Tavia avait dix-sept ans. Elle en paraissait vingt. Grande, brune, élancée, silencieuse, elle ne faisait pas partie de la bande habituelle des filles qui nous entouraient et qui, je l’ai compris plus tard, la considéraient comme peu fréquentable. Nous nous nous étions rencontrés au cours d’une partie de bowling. Elle s’entrainait avec l’équipe de son lycée sur la piste voisine de celle où nous étions en train de jouer. Nos deux groupes avaient fini par se mélanger et l’après-midi s’était poursuivi au Museum Club voisin. C’était une sorte de bar-dancing installé dans un grand chalet en troncs d’arbre en bordure de la Route 66. Le soir, le Museum Club était surtout fréquenté par les cow-boys de la région. Ils venaient y boire de la bière, écouter un groupe de country et danser sur sa musique avec leurs petites amies. L’après-midi, le bar Continuer la lecture de Go West ! (24)

Go West ! (23)

(…) Inévitablement, j’étais tombé amoureux. Je suis rentré chez moi, je me suis allongé sur mon lit et j’ai écouté des disques de Nat King Cole et de Johnny Mathis. J’ai fait la gueule à mes parents pendant un mois et j’ai écrit à Patricia deux fois par semaine pendant trois. Et puis un jour, Hervé m’a dit : « Mais pourquoi tu ne viendrais pas en Arizona avec moi ? »
Ben oui, pourquoi ?…

Vous qui m’avez lu jusqu’ici, vous avez vécu avec Go West ! quelques scènes auxquelles mes écrits précédents ne vous avaient pas habitués : une séquence torride dans un quadrimoteur à hélices, sorte de prélude aux expériences d’une Emmanuelle encore à naître, un épisode de sado-masochisme inabouti, une fuite éperdue au milieu de moustiques en folie et d’alligators potentiels, des rencontres inopinées avec l’apartheid, la police et l’homosexualité. Et maintenant que votre héros est arrivé en Arizona, vous vous attendez à quelques péripéties de plus en plus épiques, mêlant amours, chevaux, tribus indiennes et rivières rouges.

Eh bien non, et vous allez être déçus Continuer la lecture de Go West ! (23)

Go West ! (22)

(…) Je lui touchai doucement l’épaule. Elle se tourna vers moi. Il fallait parler maintenant. Contrairement à mon habitude, celle qui me réussit si bien dans cette matière, je n’avais rien préparé. Elle me regardait, dans l’expectative. Je ne disais rien. Et puis d’un coup, de mon meilleur anglais, je m’en souviens très précisément, j’ai dit : « Ah ! Vous voilà ! Je craignais que vous n’ayez été kidnappée ! »

Je ne sais pas ce qui lui a plu dans cette apostrophe. Était-ce l’inquiétude clairement simulée que j’y avais mise, l’impeccable respect de la grammaire anglaise, la subtile pointe d’accent français ? Elle ne me l’a jamais dit, mais je crois que c’est plutôt le mot “kidnappée“ ou, plus précisément, sa racine “kid“ qui l’a amusée. Elle a peut-être pensé que je la prenais pour une gosse, et elle a aimé ça. Va savoir pourquoi… En tout cas, mon approche était une réussite, parce qu’elle m’a souri doucement et m’a dit « Non, vous voyez, je suis là… », et puis elle s’est tue. Audace incroyable de ma part, aisance inhabituelle, je l’ai prise par la main et l’ai conduite vers un box tranquille, tout au fond du Broken Ski Club.

Nous avons passé une bonne partie de la nuit dans ce box. De temps en temps, un copain passait devant nous, affectant l’indifférence. Il nous jetait un coup d’œil et repartait raconter aux autres ce qu’il avait vu. De temps en temps, Continuer la lecture de Go West ! (22)

Go West ! (21)

(…) elle m’avait expliqué où elle habitait dans Zermatt, la rue, le nom de l’immeuble, l’étage, le couloir, le numéro de sa porte, tout. Et puis elle était partie, gaiment, sans autre explication. J’en étais tout retourné, abasourdi, ne pouvant croire qu’une grande fille comme ça, sure d’elle-même, exubérante, spectaculaire, puisse s’intéresser à un type de mon âge, plutôt introverti, alors qu’elle était entourée de grands, beaux, riches et spectaculaires italiens.

Une heure plus tard, juste pour ne pas avoir l’air trop pressé, j’ai trouvé la rue, l’immeuble, l’étage, la porte, tout. Il doit être entre minuit et une heure. Je suis sur un nuage. Dans le couloir, le silence est total. Doucement, je frappe à la porte. Rien. Je frappe un peu plus fort. Silence. Je frappe encore et je chuchote : « Paola ! C’est moi… ». Toujours rien. Je frappe à nouveau.
« Paola ! C’est…
— Chut ! Je suis fatiguée, allora je dors, rentre à ta maison ! »

Le ciel me tombe sur la tête et, avec lui, une tonne de déception. Je pense : « Ah ben non, alors ! »
« Paola ! Ouvre, s’il te plait, ouvre ! » Continuer la lecture de Go West ! (21)

Go West ! (20)

(…) Je n’ai plus rien écrit de personnel depuis cette série de tristes poèmes en octosyllabes laborieux que j’ai abandonnée il y a quatre ou cinq ans, et l’ébauche de ce journal de voyage m’ennuie rapidement. J’enfonce les deux malheureuses feuilles au fond de mon sac et laisse mon esprit vagabonder. Comme il revient sans arrêt sur l’épisode du Cove Creek, je ferme les yeux très fort et me force à penser à Patricia.

Patricia… Je l’ai rencontrée un soir à l’entrée d’une boîte de nuit. C’était à Zermatt, en Suisse. Il n’était pas encore six heures et le Broken Ski Club venait d’ouvrir ses portes pour la soirée. A cette heure, les jeunes godelureaux qui résidaient dans les trois grands hôtels de Zermatt venaient au Broken Ski pour y passer la fin de l’après-midi en buvant des Coca-Cola et en dansant le Madison, avant d’aller dîner avec leurs parents dans les grandes salles à manger d’apparats, nappes blanches amidonnées, chandeliers d’argent et lustres de Venise. Les plus âgés y reviendraient plus tard avec l’autorisation et l’argent de leurs parents.

À cette époque, parmi toutes les stations de sports d’hiver dans le monde, Zermatt était Continuer la lecture de Go West ! (20)

Retour au Comptoir

Couleur Café n° 26  (Publié une première fois le 16/11/2018)

 Le Comptoir du Panthéon

C’est dimanche et il fait beau et chaud. Dans la partie haute de la rue Soufflot, la terrasse du Comptoir du Panthéon est bondée. Quelques habitués du quartier, raisonnablement halés, y retrouvent Paris avec plaisir en cette fin du mois d’août, mais l’essentiel de la clientèle est constitué de touristes. Ce sont des touristes comme je les aime, par couple ou par petits groupes de trois ou quatre, pas plus. Pas bruyants, contents d’être là, de se reposer une petite demi-heure avant de chercher la station de ce terrifiant RER qui devrait les mener aux Champs Élysées.

Il y a quelques minutes, je me suis installé de biais de manière à faire face au Panthéon.  J’observe le cheptel d’un œil bienveillant, satisfait de le voir nombreux et bien portant, un peu comme si j’en étais le propriétaire. En espérant la serveuse qui prendra Continuer la lecture de Retour au Comptoir

Go West ! (19)

(…) J’en ai marre de ne plus avoir de repères, de ne plus savoir où je suis ni comment me comporter. J’en ai marre de me faire bousculer par des hôtesses de l’air, des filles tordues et des flics. J’en ai marre de ne plus être dans mon milieu familier avec autour de moi Paris, mes parents, les copains, les étudiantes de l’Alliance Française, les filles au pair de ma sœur, les lycéennes du XVIeme. Avec tous ceux-là, j’avais les codes, je savais à peu près quoi faire. Si je n’étais pas le roi, je n’en étais pas loin. Et même avec Patricia, la parfaite jeune fille de famille aisée de la banlieue chic de Washington, la fille rencontrée un soir dans une boîte de nuit pour godelureaux dans les Alpes suisses, avec elle, tout du long, j’avais su quoi faire. Et j’étais arrivé sans trop de mal avec elle dans cette chambre d’hôtel du Quartier Latin. Mais ici, maintenant, dans la chambre 201 du Sleepy Hollow, je ne sais pas quoi faire, et j’ai un peu peur.

Feignant un épuisement encore plus grand, je m’affale sur le dos bras en croix sur le lit le plus proche et je ferme les yeux.
— Phil ? Philippe ?
C’est Cal qui me parle doucement. Je le sens debout auprès de mon lit, hésitant. Il voudrait bien me sortir de ma léthargie pour me poser une question, la question. Mais je ne bouge pas. J’essaie d’avoir l’air naturel. Surtout ne pas trop crisper les paupières, tenter de respirer posément. Cal va-t-il insister jusqu’à ce que je lui réponde ? Ou bien n’ose-t-il pas me réveiller ? Ou bien a-t-il compris que je fais semblant ? Et s’il l’a compris, comprend-il aussi que cela équivaut à une réponse, ou bien pense-t-il que c’est par timidité ?
Cal a dû se faire une idée. En tout cas, il a décidé de ne pas insister, car la couleur brun rose de l’intérieur de mes paupières vient de passer au noir juste avant que je n’entende la porte de la salle de bain se refermer. Bruits d’eau, Cal prend doit prendre une douche. Je me redresse d’un coup, me déshabille à toute vitesse dans le noir et me glisse sous les draps, le nez dans l’oreiller et la tête sous le drap. Continuer la lecture de Go West ! (19)

Go West ! (18)

(…) 
Cal s’est arrêté devant une table. Quatre hommes y sont assis autour de verres de toutes les couleurs. Quatre chemise-cravates et un Texas Tech. Ils le saluent sur le même ton que Louise vient de le faire, nonchalamment : «Eh, Cal ! Ça fait longtemps… Où étais tu passé… Long time no see… c’est ton fils ? … » Le Texas Tech regarde ailleurs.

Cal me présente rapidement — Philippe… français… autostoppeur — et, après quelques “Hi Phil !“ polis, personne ne pose de question. Cal approche deux chaises voisines et s’installe. La conversation s’engage entre les cinq comme si je n’étais pas là. Je n’écoute pas vraiment et je rêvasse tandis qu’ils parlent de leurs chasses, de leur technique au golf, de leurs affaires. C’est la troisième bière que je bois ce soir et je commence à somnoler, affalé sur ma chaise. Je sursaute quand le guitariste s’arrête de jouer. La barmaid monte sur scène et annonce “John Hancock, le type le plus drôle au nord du Rio Grande !“ C’est un grand type, mince, vingt-cinq ans. Il n’est pas le seul dans la salle à être habillé en cow-boy, mais lui, c’est presque une parodie, bottes blanches ouvragées, pantalon moulant marron clair, veste en peau cintrée avec de longues franges aux manches et dans le dos et Stetson blanc incrusté de petites étoiles d’argent. La salle applaudit son entrée et Continuer la lecture de Go West ! (18)