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Les corneilles du septième ciel (53, 54 ET 55)

Chapitre 53

Comment réussir à faire avouer à l’un ou à l’autre, ou aux deux, la raison du drame survenu dans le Marais deux ans plus tôt ? C’était le boulot de Bruno et pas celui de Françoise comme cette dernière le lui rappela au moment où ils se quittèrent.

  • Effectivement, reconnut Bruno. Mais si vous aviez une idée, ce serait gentil de m’en faire part.
  • Voyez-vous, je crois qu’on ne peut sortir du mensonge comme de l’ambiguïté qu’à son propre détriment. Ils ne reconnaîtront jamais leur forfait. Ruser pour leur tirer les vers du nez n’est pas la bonne solution. Leur dire la vérité, en l’occurrence la nôtre, serait sûrement plus efficace.
  • J’en doute, mais je vais y réfléchir.

Ils décidèrent de se répartir la tâche : Françoise se chargerait du photographe et Bruno de son ami de cinquante ans.

Invité par Sophie qui souhaitait montrer à tous les amis de Ph. leur gentilhommière rénovée, Bruno se rendit peu de temps après à Chants de Fées. Ce jour-là, il n’y avait chez eux ni chinois, nippon, ni chaussées, mais pléthore d’anciens ingénieurs. La joie était au rendez-vous et ils étaient heureux de se retrouver là, cinquante ans après leur sortie de l’école et leur entrée dans la vraie vie. Pour cette occasion exceptionnelle, Zéro Lamy et Louis-Charles avaient fait le déplacement fort onéreux. Bruno, poursuivant incognito son enquête, tâta le terrain et les réponses qu’il recueillit furent unanimes. Quand bien même Ph. aurait un peu plagié le roman de Lorenzo, il n’y avait pas de quoi en faire des salades. La littérature regorgeait d’emprunts similaires qui n’avaient jamais fait de vagues. La Bicyclette Bleue était la copie conforme d’Autant en Emporte le Vent. Le film César et Rosalie était un remake lourdingue de Jules et Jim qui racontait de manière à peine transposée les amours d’un autre César et de son rival David-Marc-Antoine avec Rosalie-Cléopâtre … Ce n’était donc pas une raison valable pour que Ph. ait voulu faire disparaître Lorenzo alors que la rancœur de ce dernier l’aurait été. Profitant des effets du champagne qui coulait à flot sur les neurones déjà un peu démyélinisés de ses amis, il avança l’hypothèse que Lorenzo était peut-être à l’origine de cette affaire en ayant voulu faire chanter l’écrivain. A part Franck, le spécialiste de physique cantique et des cordes vocales raides, personne ne crut à l’hypothèse d’un chantage ; Lariégeoise en fut même très offusquée.

  • Mais comment cela ? Tu es devenu fou, mon pauvre Bruno ! Lorenzo est un être charmant, un poète délicat, un sage bienveillant qui ne ferait pas de mal à une mouche … ni à un rhinocéros, ajouta Zéro Lamy qui s’était mêlé à la conversation.
  • Ah, c’est malin, lui répondit Lariégeoise, furieuse. En plus, Lorenzo lui voue une gratitude infinie pour avoir accepté de publier son roman fleuve en petites coupures dans le JdC. A un moment, craignant que les Corneilles ne se posent jamais, notre bien-aimé Rédacteur fut contraint d’interrompre manu-militari ce nouvel Ulysse au beau milieu d’une phrase ce dont Lorenzo reconnut de bon cœur la nécessité puisque, de son propre aveu, il ne parvenait pas à le faire. Et, bien sûr, la plus élémentaire reconnaissance l’empêchera toujours d’en vouloir à son Pygmalion.

Seul Louis-Charles appuya l’hypothèse de Bruno, mû il est vrai par un ressentiment personnel envers le Prix Goncourt qui ne datait pas d’hier. Le chantage expliquerait tout, affirma-t-il. Sachant que Ph. était désormais à la tête d’une immense fortune, les subsides du Prix Goncourt étant venus s’ajouter aux retombées financières de la découverte de pétrole sous sa propriété de Chants de Fées, Lorenzo avait du penser que cela ne gênerait pas un milliardaire de se faire soutirer un peu d’argent par un ami dans le besoin.

Plusieurs lecteurs ayant prétendu que cette histoire ne tenait pas debout, il nous a semblé opportun d’ouvrir une parenthèse. Certains, pour des raisons subjectives liées à la moralité supposée irréprochable de leur héros bien-aimé, et d’autres, pour des raisons objectives liées à leur formation scientifique, considèrent que le comportement de l’écrivain célèbre devenu criminel du jour au lendemain sans le moindre indice prémonitoire n’est pas crédible. Encore que, comme le fit remarquer Louis-Charles, lui-même aurait bien pu y laisser la peau s’il était resté à surveiller son château de sable à Saint-Brévin en 1956. Or, interrogé un jour par Bernard Pivot sur la différence entre le récit et la fiction, notre auteur lui-même avait anticipé cette critique en donnant une réponse qui n’en finit pas de faire couler de l’encre dans le monde de la littérature et du grand banditisme :

« Si l’on y réfléchit, il y a quelque chose de faux dans la narration romanesque. Faux, parce que l’homme ne fonctionne pas de façon cohérente et logique comme ce doit être la règle dans un roman. Il fonctionne par « images » et « impressions » successives, chacune en appelant une autre sans qu’il soit possible de dire comment et pourquoi il en est arrivé à la dernière, la seule qui compte pour lui, celle qu’il va assumer et à laquelle il croit dur comme fer.

Dans le roman, l’homme se comporte à l’inverse de l’homme dans la vie : son histoire doit être cohérente et la fin doit être la conclusion logique de ce qui a été exposé auparavant. Dans la réalité, il n’en est pas toujours ainsi, bien au contraire. Pourquoi a-t-il fait cette bêtise qu’il sait pertinemment a posteriori en être une ? Aucun roman classique ne propose de restituer un tel cheminement aberrant qui est en réalité le propre de l’homme, pour ne pas dire ce qui le distingue des animaux. Il est difficile de vouloir le restituer sans tomber dans la description d’un comportement psychiatrique comme celui de Bartleby. Proust a peut-être approché au mieux la complexité de l’homme en recensant la multitude de touches qui composent ce qu’il est et ce qu’il pense. A l’inverse, Freud est peut-être celui qui l’a approché au plus mal parce qu’aucune théorie, aussi géniale soit-elle, ne pourra jamais expliquer son fonctionnement imprévisible, non reproductible et surtout inapplicable aux autres hommes. Je crois que les neurosciences donneront raison à Proust et non à Freud ».

Chapitre 54 

Malgré son admiration sans bornes et néanmoins justifiée pour l’œuvre photographique de Lorenzo, Françoise n’en avait pas pour autant oublié les arguments de Bruno. La découverte de son Souper d’aveugles copieusement plagié par le Goncourt et tombé dans l’oubli chez un bouquiniste des quais lui semblait pire qu’un indice, une preuve accablante. Au fil de ses discussions avec l’intéressé, elle avait découvert un être, certes sensible, intelligent et cultivé, comme l’affirmait Lariégeoise, mais aussi susceptible, jaloux et rancunier, comme l’insinuait Philippe. Elle en voulait pour preuve ce souvenir sans cesse répété de la cravate que son père avait refusé en cadeau de la fête de ses congénères. Renseignement pris auprès de Maître Couthello, cette tournure bien que peu élégante est acceptable d’autant qu’il s’agissait bien de la fête des pères. Toujours est-il qu’il vouait à son père une rancune à côté de laquelle celle d’Œdipe ressemblait à une bouderie d’adolescent pré-pubère. D’autres exemples revenaient sans cesse dans son discours mais Françoise avait cessé de les noter comme elle le faisait au début de leur amitié lorsqu’elle préparait un exposé sur la névrose paranoïaque des grands artistes. Elle avait lu l’ouvrage passionnant bien qu’édifiant de Françoise Gillot « Vivre avec Picasso » d’où le génial peintre ne sortait pas grandi, lui, pas plus que ses amis auteurs d’une pétition (j’ai leurs noms) afin que ce livre soit interdit. On demeure sidéré par la notion que ces chantres de la gauche bien pensante selon certains mais plutôt mal selon moi avaient de la liberté d’expression. Comme Picasso, Lorenzo était à ses heures un tyran s’attribuant tous les droits en raison de ses talents artistiques qui le plaçaient au dessus des autres. Certes, Françoise mesurait bien la différence de notoriété entre ces deux artistes mais leur névrose de supériorité et leur droit divin à tous les abus étaient les mêmes.

Elle imagina sans peine le scénario machiavélique que Lorenzo avait échafaudé pour punir l’auteur de ce crime de lèse-majesté après avoir découvert le vol de ses Aveugles (qui n’a rien à voir avec celui des Corneilles, NDLR). Le chantage financier était selon elle l’arrangement le plus logique entre les deux partis. Mais alors, pourquoi ce scénario digne d’Alfred avait-il capoté ? Persuadée que le caractère obsessionnel de Lorenzo n’avait pu laisser la moindre place à l’improvisation, elle en avait déduit que le grain de sable ne pouvait provenir que de l’écrivain célèbre.

De son côté, Bruno avait décidé de la jouer finement. Plutôt que d’affronter Philippe de face, en terrain découvert et sans armes, ce qui ne lui aurait laissé aucune chance, il préféra commencer par interroger Sophie, la douce épouse du Goncourt, entre deux voyages à Pékin où, forte de son expérience à Chants de Fées, elle venait d’inaugurer ses premières chambres d’hôtes pour européens fortunés. Sophie avait le cœur sur la main et la langue bien pendue. Les virées pluriquotidiennes de son héros au Panthéon (le café, pas le sanctuaire, bien qu’elle le soupçonna aussi de s’y rendre afin d’évaluer les avantages et les inconvénients des différents emplacements libres pour l’accueillir le moment venu) agaçaient cette épouse fidèle qui n’avait nulle intention de se laisser dérober son héros par une serveuse de bistrot bolchevique en stage linguistique chez Anne Hidalgo. Elle en conservait une rancune tenace bien qu’elle n’eut jamais la moindre raison objective de mettre en doute la probité de Philippe. De là à penser qu’elle orienta l’enquête de Bruno en distillant quelques soupçons sur le comportement de ce génie de l’intrigue ne semble pas du tout inconcevable.

« Eh oui, mon cher Bruno, bien sûr que je me suis posé des questions moi aussi. Pourquoi mon héros emportait-il avec lui le fameux lasso offert par Indiana Jones à la cinémathèque de Chants de Fées alors qu’il allait à Fontenay-le-Comte faire une conférence sur la fiction littéraire ? Je m’étais demandé s’il n’avait pas l’intention d’aller à la chasse au ragondin comme il le faisait jadis avec toi dans les forêts de votre adolescence autour de Royan. Devine ma stupeur quand j’appris par les journaux l’accident de Lorenzo ! Je ne pus m’empêcher de faire un rapprochement entre le fouet et les blessures de notre ami. Bien sûr, je n’en dis rien aux gendarmes ».

Ces confidences ne constituaient pas une preuve mais une sacrée piste sur laquelle Bruno, un habitué du Paris-Dakar, se précipita. Ainsi, Sophie soupçonnait elle aussi son mari de tentative d’assassinat sur la personne de Lorenzo.

Chapitre 55

Françoise et Bruno se retrouvèrent au Rostand afin de faire le point sur leur enquête. A travers les grilles ils pouvaient voir les allées du Jardin envahies par la brume où des silhouettes noires courant en tout sens semblaient exécuter un ballet monotone. En ce matin d’hiver, un soleil pâle donnait de Paris l’image d’une carte postale ancienne.

– Alors, demanda Françoise à Bruno. Où en êtes-vous ?

– Et vous, lui répondit Bruno en souriant

– Eh bien, voyez-vous, j’ai l’intime conviction de la culpabilité des deux protagonistes : l’écrivain a tenté sans succès de se débarrasser du photographe qui exerçait sur lui un chantage dont le motif était un banal plagiat littéraire. Mais l’intérêt de rouvrir le procès me semble discutable. Lorenzo a payé son forfait de plus d’un an d’hospitalisation et Philippe a connu l’angoisse d’aller en prison. N’ont-ils pas été assez punis tous les deux ? Et puis, se demandait-elle, y en a-t-il un plus coupable que l’autre ?

– Comme c’est bizarre, lui répondit Bruno dont la culture cinématographique était impressionnante. Moi aussi je suis arrivé à la même conclusion.

Selon lui, les révélations de Sophie confirmaient le projet d’homicide de l’écrivain dont le motif était le chantage de Lorenzo qui risquait de ternir son parcours exemplaire d’ingénieur devenu écrivain à la sueur de son front et de son entourage.

– Alors ? Que fait-on ?

– On laisse tomber l’enquête et on renvoie les deux protagonistes dans leur coin. Match nul !

– Je suis d’accord avec vous. Bien sûr, nous n’en dirons rien à personne de notre entourage. Surtout pas à Louis-Charles, crut-elle amusant de préciser.

– Détrompez-vous ! C’est lui qui m’a mis sur la piste du chantage. Je suis donc convaincu qu’il avait deviné le fin mot de l’affaire. Il faut bien reconnaître que depuis leur enfance à Saint-Brévin-les-Pins, il en connaissait un rayon sur son meilleur ami dont les succès littéraires l’avaient mortifié.

– Je ne suis pas surprise, ajouta Françoise. Je comprends mieux maintenant son exil dans un pays au climat si hostile.

FIN

Go West (31)

(…) En tendant le bout de carton à l’officier, je réalise combien le résultat de mon travail de faussaire est lamentable. Ça ne passera jamais, il va me demander mon passeport.  Mais Charles Kane fait semblant de comparer la photo avec le modèle et me la rend avec un très professionnel « Thank you, Sir, and have a nice stay at the Golden Nugget ».  Je n’en suis pas sûr, mais je crois distinguer derrière ses Ray-Ban une lueur d’amusement. Il se recule de deux pas et continue à m’observer. Si je m’arrête de jouer maintenant, il va penser qu’il m’a fait peur, que je ne suis pas en règle ou quelque chose comme ça. Alors, l’air nonchalant, je confie un autre Silver dollar au bandit manchot et abaisse son bras. Perdu ! Je hausse les épaules avec affectation, et je m’éloigne, mon scotch and soda à la main. Même pas mal !

Nous avons quitté Las Vegas et le Golden Nugget vers deux heures du matin après une demie nuit de jeu effréné : J’avais gagné neuf dollars d’argent à ma première tentative sur une machine à sous. Comme j’en avais perdu un à la seconde, j’avais jugé qu’il était temps de m’arrêter. Après tout, j’étais gagnant de huit dollars. Ensuite, pour ne pas tomber dans l’enfer du jeu, j’étais resté à danser d’un pied sur l’autre devant une table de black jack ou de roulette sans oser risquer la moindre de mes précieuses pièces. Les autres avaient Continuer la lecture de Go West (31)

Lettre de César à Octave

Tout le monde bien sûr (?) connait  le magnifique texte de Plutarque racontant la mort de César, assassiné dans le Théâtre de Pompée par une bande de sénateurs le 15 mars de l’année 44 avant J.C. Mais plus surprenante est la lettre qui a été retrouvée dans un coffret miraculeusement intact lors du percement d’une nouvelle galerie de métro sous la colline du Mont Palatin. C’est la lettre qu’écrivait César à son fils adoptif, Octave, celui qui deviendra bientôt Auguste, le vrai fondateur de l’Empire Romain.

Ave, Octave.
A toi, mon fils, salut.

Celle-ci est la dernière lettre que tu recevras de moi car je ne t’écrirai plus.

A lire cette annonce abrupte, tu dois te demander pourquoi, au bout de quatre années, j’ai décidé de mettre un terme à cette habitude que j’avais prise de t’écrire afin de t’apprendre ce que moi-même j’ai appris au cours de ma vie. Rassure-toi, tu ne m’as ni offensé ni déçu, et je suis satisfait de voir que tu deviens celui que j’espérais. Mais je ne t’écrirai plus.

Cette décision de t’écrire régulièrement, je l’avais prise tout d’abord par devoir, celui que je m’étais imposé de former un adolescent en qui j’avais vu une intelligence, une perspicacité, une capacité de froide analyse et de brillante synthèse au service d’une grande ambition non encore révélée, qui, avec l’aide de mon enseignement, lui permettraient d’atteindre et d’assumer les plus hautes charges de l’Etat.

Ce devoir est vite devenu Continuer la lecture de Lettre de César à Octave

Go West ! (30)

Quand la remorque a commencé à chasser, le chauffeur a lui aussi choisi de passer en force. Il s’est porté sur le milieu de la chaussée en accélérant. La remorque s’est redressée. Ses pneumatiques ont franchi l’obstacle en bondissant par-dessus. Un habile coup de volant lui a permis d’éviter la voiture montante. Cent mètres plus bas, dans un grand chuintement pneumatique, le camion s’est arrêté au même endroit que le précédent. Le chauffeur a sauté sur l’asphalte. Il a considéré la scène un bref instant et il nous a montré le poing en criant une insulte inaudible. Et puis il est remonté dans sa cabine pour continuer sa route et disparaitre dans un long coup d’avertisseur furieux.
Il ne nous restait plus qu’à dégager le pin fautif.

En 1962, Las Vegas est encore une bien petite ville au milieu du désert. Bien sûr, le Rat Pack s’y produit régulièrement, le jeu y bat son plein et la Mafia y blanchit allègrement son argent. Mais le Caesar Palace n’est encore qu’un chantier et le Flamingo et le Sands, pratiquement les seuls grands hôtels de la ville, ne sont que des masures à côté de ce que seront dans quelques décennies ces immenses hôtels-casinos à thème comme le Bellagio, le MGM, le Paris, le Venetian…
Oui, en 1962, Las Vegas est encore une petite ville, mais nous ne le savons pas encore et nous y arrivons pleins d’espoir.

Nous roulons depuis quelques centaines de mètres dans un tunnel de lumière Continuer la lecture de Go West ! (30)

Go West ! (29)

(…)« Putain, dis-donc, c’est beau ! »
J’ai reconnu la voix de JP. Lui qui ne sort jamais plus d’une grossièreté par mois n’a pas pu retenir son exclamation. Il ne s’est adressé à personne en particulier, il n’a fait que murmurer, mais tous nous l’avons entendu.  Personne ne lui intime de se taire. Il a dit ce que nous pensions. Il n’y a plus rien à ajouter.

Près de l’endroit où nous avions garé la voiture, il y avait un vieux panneau publicitaire métallique, tout percé d’impacts de balles, qui promettait un vol most spectacular au coeur du Canyon. Le panneau disait : 20 dollars pour un groupe de huit personnes. Comme nous étions six et que les touristes étaient rares, nous montâmes pour 18 dollars dans un monomoteur, sans doute plus vieux encore que le panneau publicitaire mais dont la peinture jaune délavé ne portait pas de trace de balles. Quand le pilote nous rejoignit à bord, il s’installa à la place de gauche, démarra l’avion, commença à rouler sur la piste en terre et, se retournant vers nous avec un grand sourire dit « Accrochez-vous, les gars. Ça pourrait secouer pas mal. » Comme il n’y avait pas de ceinture de sécurité, chacun Continuer la lecture de Go West ! (29)

Go West ! (28)

(…) Toujours est-il qu’une fois quitté Flagstaff, quelques-uns d’entre nous se mirent où se remirent au shop-lifting. Dans le pillage des indigènes, si je prenais toute ma part, je n’étais pas le plus adroit. Je me souviens très bien d’une humiliation subie dans une station-service où, la Hudson bloquée en sortie de piste par la voiture du garagiste, j’avais dû payer de ma poche un bidon de super-lubrifiant dont nous n’avions même pas besoin. Ridicule !

Peut-être êtes-vous surpris que, depuis que vous et moi sommes arrivés à Flagstaff, je ne vous parle, en dehors de moi-même, que de JP et d’Hervé et que je ne mentionne jamais la présence des trois autres qu’en tant que membres indistincts de notre petit groupe. Pour vous, ces trois-là n’ont pas de nom, pas de prénom, aucun trait de caractère, pas de visage, pas d’habitude ni de façon de parler, rien ; ils ne sont que de silhouettes qui partagent le garage de Bill, les filles et les pique-niques, l’Hudson Hornet et son essence, rien de plus. Et pourquoi cela, vous demandez-vous ? Eh bien, parce qu’ils Continuer la lecture de Go West ! (28)

Go West ! (27)

(…) Si ce que le père de Meg avait obtenu pour nous nous emplissait d’aise, je pense aujourd’hui qu’il ne devait pas être moins satisfait de voir la petite bande de sneaky frenchmen quitter la bonne ville de Flagstaff. Je me demande même si, pour être certain de nous voir partir, il ne serait pas allé jusqu’à nous l’offrir, cette voiture, quitte à ouvrir une souscription auprès des autres parents de Flagstaff.
Les papiers furent signés le lendemain matin. Nous décidâmes de partir pour le Grand Canyon le soir même.
Mais avant de prendre la route, il faut que je dise comment j’étais devenu propriétaire d’un revolver.

C’est sans doute la chasse, qu’avec ou sans fusil j’avais pratiquée depuis mon enfance, puis ma passion pour les westerns qui avaient développé chez moi un goût certain pour les armes. Je savais qu’en Arizona la vente en était libre et je m’étais promis d’en rapporter une à mon retour en France. Lors d’une visite en curieux chez un armurier de Flagstaff, j’avais repéré un revolver d’occasion. « C’était un Colt Police Positive Special de calibre 38, autrement dit un P .38, m’avait expliqué l’armurier, revolver à double action, un modèle créé spécialement pour la police et fabriqué jusque dans les années 40 ». Le précédent propriétaire en avait scié le canon si bien qu’il n’en restait plus que trois ou quatre centimètres et que la lettre C de « Colt » avait disparu. L’arme, lourde et compacte, était d’un noir luisant avec, à l’extrémité du canon scié, quelques reflets cuivrés. Elle faisait sérieux, je fus séduit. Nous conclûmes la vente pour vingt-deux dollars avec en prime Continuer la lecture de Go West ! (27)

Go West ! (26)

(…) Une fois dehors, je me suis penché dans la voiture.
— Je suis vraiment désolé, tu sais. Je ne pensais pas que…
— Je vais les tuer, ces filles, m’a interrompu Tavia en faisant rugir le moteur.
Et puis, elle a démarré en trombe en grillant le feu rouge. Je ne l’ai jamais revue.
J’aurais aimé qu’elle me rassure, qu’elle me dise que ce n’était pas ma faute, qu’elle ne m’en voulait pas, mais elle ne l’a pas fait. Elle m’a juste dit « Je vais les tuer, ces filles ».
De toute façon, je ne l’ai jamais revue, Tavia, alors…

J’aurais pu la revoir, Tavia, mais ça ne s’est pas fait. Je suis sûr que j’aurais pu la revoir mais il aurait fallu pour ça que je reste encore un peu dans la ville. Ce qui est certain c’est que j’aurais au moins essayé. Nos premières heures ensemble avaient quand même créé un sacré degré d’intimité et il s’en était fallu de peu pour que… bon enfin, pour que nous nous connaissions mieux. Si j’arrivais à la revoir, notre « amitié » ne partirait pas de zéro. Je trouvais que je n’avais pas trop mal manœuvré dans cette histoire, et il aurait été dommage de renoncer à cet investissement sans même tenter à nouveau ma chance. Bon, d’accord, finalement, nos débuts avaient été assez pénibles, surtout pour Tavia, et ça avait dû laisser quelques traces chez elle. Je ne sais pas comment elle avait pu se débrouiller pour rentrer chez ses parents à neuf heures du soir, seulement vêtue d’une chemise d’homme et d’une vieille couverture enroulée autour de la taille, les pieds en sang et les cuisses zébrées de griffures. Je sais que les filles sont très fortes pour justifier ce genre de situation invraisemblable ; c’est en tout cas ce que nous apprennent les comédies hollywoodiennes et les pièces de boulevard françaises. Mais la crédulité des parents a ses limites et ça n’avait sûrement pas été facile. J’aurais admis volontiers et sans vrai dommage pour mon amour propre que la demoiselle ne veuille plus entendre parler de moi. Mais, bon, ça valait le coup d’essayer.
Seulement voilà, Continuer la lecture de Go West ! (26)

Go West ! (25)

(…) En sortant de l’eau, Tavia poussa un cri. Ses vêtements avaient disparu ! Si les miens que j’avais jetés en hâte au pied d’un pin étaient encore là, ceux de Tavia avaient disparus ! Je me souvenais parfaitement que, pendant que je me déshabillais, elle avait soigneusement plié et empilé ses affaires sur un rocher avec son sac de plage et ses chaussures par-dessus le tout. Ça m’avait étonné et même un peu agacé qu’une fille puisse penser à des trucs aussi peu romantiques que ranger ses affaires, juste avant de… enfin, en de telles circonstances.

Il n’y avait pas de vent, pas la moindre vague ; aucun animal aussi malin soit-il n’aurait pu emporter un chemisier, un short et un maillot de bain, sans parler d’une paire de tennis et d’un sac de plage. Quelqu’un avait pris les vêtements de Tavia et seulement les siens ! Ce ne pouvait être que quelqu’un du groupe. Vraisemblablement une fille. Une fille qui avait voulu faire une blague, une petite plaisanterie, sûrement ; les vêtements devaient être cachés quelque part, pas loin ; nous allions sûrement les trouver. Il suffisait de chercher un peu.
Le ciel au-dessus de nous était encore clair Continuer la lecture de Go West ! (25)

Go West ! (24)

(…) Nous, nous avions quitté cet âge du flirt où ces gentilles filles de l’Ouest se trouvaient encore, et quand nous étions entre nous, nous nous flattions d’en demander et d’en obtenir davantage. Mais là, dans ce canyon sauvage, dans cette nature splendide, avec ces jeunes filles sans complexe mais prudentes et maitresses d’elles-mêmes, tacitement, nous avions convenu entre nous des limites à ne pas franchir. Volontairement, pour quelques jours et d’un commun accord, nous étions redevenus des adolescents. Pour quelques jours, je vivrais une adolescence que je n’avais pas connue.
Mais finalement, pour moi, ça ne s’est pas passé tout à fait comme ça… enfin… pas tout le temps. Et j’ai découvert qu’elles n’étaient pas si gentilles que ça, ces filles de l’Ouest.

Tavia avait dix-sept ans. Elle en paraissait vingt. Grande, brune, élancée, silencieuse, elle ne faisait pas partie de la bande habituelle des filles qui nous entouraient et qui, je l’ai compris plus tard, la considéraient comme peu fréquentable. Nous nous nous étions rencontrés au cours d’une partie de bowling. Elle s’entrainait avec l’équipe de son lycée sur la piste voisine de celle où nous étions en train de jouer. Nos deux groupes avaient fini par se mélanger et l’après-midi s’était poursuivi au Museum Club voisin. C’était une sorte de bar-dancing installé dans un grand chalet en troncs d’arbre en bordure de la Route 66. Le soir, le Museum Club était surtout fréquenté par les cow-boys de la région. Ils venaient y boire de la bière, écouter un groupe de country et danser sur sa musique avec leurs petites amies. L’après-midi, le bar Continuer la lecture de Go West ! (24)